Le cinéma japonais vu et lu

« Je me souviens, je me souviens, mais c’est si loin… »


Si ma mémoire ne me trahit pas trop, sans doute ai-je découvert mes premiers films japonais à Paris, au début des années 1960, dans les salles art et essai du Quartier latin, dont beaucoup ont disparu aujourd’hui (le Studio de la Harpe et bien d’autres) et, bien sûr, à la Cinémathèque française, dans la salle souvent bondée de l’Institut pédagogique de la rue d’Ulm (où l’on se battait littéralement pour voir L’Âge d’or de Buñuel, interdit d’exploitation à l’époque).

Je découvrais les films d’Akira Kurosawa et de Kenji Mizoguchi, bien avant Ozu (dont la mode vint plus tard, vers 1978, avec la sortie de Voyage à Tokyo) et Mikio Naruse. Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai, 1954) en version tronquée, Rashōmon (1950), Le Château de l’araignée (Kumonosu-jo, 1957), Vivre (Ikiru, 1952) ou les incontournables Mizoguchi : Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari, 1953), L’Intendant Sansho (Sansho dayu, 1954) et l’admirable , La Vie d’O-Haru, femme galante (Saikaku ichidai onna, 1952), mon favori. Mais aussi les rares autres films japonais qui sortaient sur nos écrans, bien avant les VHS et les DVD ou Internet (évoquerai-je ici la préhistoire du nippo-cinéphile ?) : Harakiri (Seppuku, 1963) et Kwaidan (1964) de Masaki Kobayashi, La Porte de l’enfer (Jigoku-Mon, 1953) ou Le Héron blanc (Shirasagi, 1958) de Teinosuke Kinugasa, ou la fascinante trilogie de Kon Ichikawa : Le Brasier (Enjo, 1958), L’Étrange Obsession (Kagi, 1959), Feux dans la plaine (Nobi, 1959), entre autres films devenus rapidement des classiques.

Mais entrons dans le vif du sujet : me souciais-je à l’époque de la traduction française de ces films en VO pure et dure ? À vrai dire, à peine. Pourtant, j’étudiais la langue japonaise à l’Inalco, ou Langues O’ (alors rue de Lille) et, bien que ma compréhension de la langue de Genji ait été infinitésimale, je me souviens d’avoir été pour le moins surpris par les outrances des sous-titres de certains films de Mizoguchi, notamment O-Haru, femme galante, qui m’avaient choqué par un mélange étrange de français littéraire et poétique, mais aussi médiéval et argotique (on y parlait entre autres de « gourgandines » et autres joyeusetés de la langue française passée). J’appris par la suite que ces traductions extravagantes étaient le fait d’un certain Jean-Armand Campignon (que connaissait déjà Catherine Cadou), un traducteur essentiellement littéraire et plus qu’original, qui faisait passer sa propre interprétation avant le respect d’une traduction « à la lettre ». Au moins avait-il le mérite d’imprimer sa marque sur ses traductions. Des sous-titres « d’auteur », en somme. Pourquoi pas, mais à l’époque, cela me choquait un peu.

À côté, les sous-titres « classiques » des autres films japonais (souvent établis à partir de l’anglais) manquaient certes de saveur, mais respectaient sans doute mieux la lettre des dialogues originaux. En fait, comme tout jeune cinéphile fasciné par le Japon, je savourais plutôt la musique des mots, avec ses accents rauques (masculins) ou plus doux et raffinés (féminins), sans trop me soucier de la traduction. Et je serais incapable de citer les noms des traducteurs aujourd’hui.

Et puis, il y eut aussi le fameux film de Kaneto Shindo, L’Île nue (Hadaka no shima, 1960), parvenu jusqu’à nous grâce au Grand Prix obtenu au festival de Moscou (une autre époque…), et qui était la frustration absolue du traducteur, puisque sans aucun dialogue ! Shindo avait-il pensé à cela en tournant son film « universel » sans paroles, mais dont la mélodie de Hikaru Hayashi avait fait le tour du monde ? En tout cas, il avait résolu à sa manière le problème récurrent du fameux « traduttore, traditore » !

Dans les mythiques années 1960, on pouvait aussi voir à Paris certains films japonais un peu « sulfureux », traitant de thèmes sexuels encore masqués, avant la déferlante des films pornographiques des années 1970 (et des roman-pornos de la Nikkatsu !). Ces films « bis » étaient alors distribués par des sociétés mineures qui les achetaient à bas prix aux compagnies nippones, notamment à la Nikkatsu, grande productrice de films de jeunesse à scandale, et les doublaient en français, à destination d’un public « non-culturel », friand de frissons exotiques. On allait alors voir ces films « honteux » dans les salles de Pigalle ou de Strasbourg-Saint-Denis, et on pouvait parfois y découvrir des perles (du Japon) rares, comme Cochons et cuirassés (Buta to Gunkan, 1961) de Shōhei Imamura, sorti sous le titre plus aguicheur de Filles et gangsters, bien avant la découverte de sa Palme d’or en 1983, pour La Ballade de Narayama (Narayama bushi-kō, 1983). Ou encore le fameux Passions juvéniles (Kurutta kajitsu, 1956) de Ko Nakahira, qui avait tapé dans l’œil du critique François Truffaut (« Si jeunes et des Japonais », titre resté célèbre de son article dans les Cahiers du cinéma). Le doublage en français de ces films était du même niveau que celui de tous les films « sexy » italiens ou autres, fait à la va-vite et pas cher. Et là, aucun moyen de vérifier la traduction, puisque les dialogues originaux avaient disparu de la bande sonore.

Je commençai à me pencher un peu plus sérieusement sur les problèmes de sous-titres lorsque je m’occupai de la première sortie d’un film de Yasujirō Ozu en France, en 1978, avec Pascale Dauman : Voyage à Tokyo (Tokyo monogatari, tourné en 1953, vingt-cinq ans avant !). Pour voir des films d’Ozu avant cela, il fallait au minimum faire le voyage de Londres afin d’y découvrir certaines de ses œuvres (les dernières), sous-titrées en anglais, au British Film Institute, ce que je fis plusieurs fois, à l’époque où l’on pouvait y voir des films non distribués en France.

En 1978, je rentrai du Japon, où j’avais passé une année de recherches cinéphiles, grâce à la Japan Foundation et à Mme Kashiko Kawakita (la célèbre « grande dame » du cinéma japonais, qui avait fondé, avec son mari Nagamasa Kawakita, la Kawakita Foundation), ainsi qu’au Film Center de Tokyo. Mon japonais avait certes fait des progrès, mais j’étais encore incapable de traduire des films, me confinant à la traduction plus ou moins fidèle des titres (quelques centaines, tout de même…), en vue de la publication de mon livre Images du cinéma japonais (1980, chez Henri Veyrier) et de mes articles pour la revue Écran. Tâche fastidieuse, mais parfois amusante (à cause de la transposition des mots occidentaux en katakana1 et des distorsions consécutives).

Il m’arrivait alors d’avoir des réactions un peu vives à la vision de certains films, à l’époque où des distributeurs « art et essai » sortaient des films inédits ou rééditaient des films anciens en France. J’avais ainsi envoyé une lettre de protestation au distributeur du Garde du corps (Yojimbo, 1961) de Kurosawa (Les Grands Films classiques), dont le générique n’était même pas sous-titré et dont le sous-titrage avait été bâclé. Colère d’un passionné !

Le niveau général de la traduction des sous-titres changea dans les années 1980, avec l’arrivée « au pouvoir » d’une génération de traducteurs (-trices, surtout) professionnels, qui ne passaient plus par l’anglais pour la traduction. Cécile Sakai, Valérie Dhiver et, bien sûr, l’incontournable Catherine Cadou, donnèrent enfin leurs « kanji de noblesse » à la traduction d’œuvres souvent plus sophistiquées et difficiles d’auteurs exigeants (Oshima, Imamura et surtout Yoshida), ainsi qu’aux derniers films des grands maîtres (Kurosawa). Par ailleurs, certains films de genre (comme la série des « Zatoichi », les chanbara2, les films érotiques, les polars, les roman-pornos, etc.) devinrent plus visibles et lisibles (quand ils n’étaient pas doublés en français).

Pour finir, peut-être un soupir sur la période pionnière des années 1960/70, où l’on pouvait voir à la Cinémathèque française (Chaillot), notamment lors de la première grande rétrospective de 1963, des films japonais inédits, sous-titrés majoritairement en anglais, ou pas du tout, ou même en russe ! Il me souvient d’un film d’Inagaki, Furin Kazan, qui venait d’être montré au festival de Moscou et nous arrivait (sans aucun avertissement, bien sûr !) avec de magnifiques sous-titres russes que personne ne pouvait lire… Doit-on regretter cette période « insouciante » et hors des normes ? Peut-être, mais par pure nostalgie d’une jeunesse facilement amusée. On peut tout de même préférer une bonne version en français, sous-titrée par des professionnels. Pendant les films non sous-titrés, Mme Hiroko Govaers (qui gérait les films japonais pour la Cinémathèque française à l’époque) faisait office de benshi en traduisant/commentant à sa manière les dialogues originaux ou les intertitres des films muets. Retour aux origines !

Aujourd’hui, dans une époque normalisée, où le sous-titrage n’est plus qu’un épisode hypertechnique au service d’innombrables festivals-Moloch, le rythme de la traduction s’est accéléré et celle-ci a un peu perdu de sa poésie et de ses bizarreries d’antan (Campignon !), mais on n’a même plus le temps de s’en rendre compte, tant le rythme de visionnage s’est lui aussi accéléré. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était ?

« Aa ! Seishun ! » (Ah, jeunesse !), comme disaient autrefois les titres japonais de films sur la jeunesse romantique et révoltée…

Sayonara/Au revoir.

Février 2016

L'auteur

Après des études de littérature anglophone et de langue et civilisation japonaises, Max Tessier devient critique et historien du cinéma à partir de 1963. Il collabore à de très nombreuses revues de cinéma comme Jeune Cinéma, Cinéma (65 à 71), Écran, La Revue du cinéma, Positif et Cinemaya. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés au cinéma asiatique, parmi lesquels Images du cinéma japonais (1981), Cinéma et littérature au Japon (1986), Le Cinéma japonais (1997, 2008), et a collaboré au Dictionnaire du cinéma asiatique (2008). Après avoir été conseiller de nombreux festivals en Europe et en Asie, dont le festival de Cannes, il est aujourd’hui membre du NETPAC (Network for the Promotion of Asian Cinema) dont il est l’un des fondateurs en France. Il partage son temps entre la France et les Philippines.

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