Uber est le symbole d’une nouvelle façon de travailler, si controversée qu’elle a donné naissance à un mot, la fameuse uberisation. Maintenant, imaginez qu’Uber se dise : « Quel dommage, il y a tant de gens là-bas, en région, qui ne peuvent pas bénéficier de la merveilleuse facilité de transport qu’offre Uber…» Alors, il décide de lancer une expérience : « Tu habites en rase campagne ; conduire, tu en rêves depuis toujours. Alors, tiens-toi bien, je vais te prêter une voiture. Comme ça, tu pourras être au volant toute la journée. Et même la nuit. Tu emmèneras des clients d’un point A à un point B. Mais comme tu adores ça, tu vas le faire gratuitement, parce que bon, c’est une passion, on ne va pas en plus te payer. Nous, par contre, on récupérera des sous sur tes courses. Enfin, ça nous fera de la pub et puis on aura des subventions. C’est normal, on est là pour faire le Bien, aider les gens à se déplacer, tout ça, mais on ne peut pas se permettre de le faire gratuitement, on a des frais. Alors, tu signes ? Tu ne sais pas conduire ? T’inquiète, tu as la passion. Le reste, ça viendra tout seul. Ah, j’oubliais, si jamais tu as un accident, ce sera de ta poche. C’est quand même toi qui es au volant. »
Inconcevable ? C’est pourtant ce que vient de faire Arte Europe, avec la bénédiction, et les subsides, de la Commission européenne. Dans un autre registre, évidemment. La voiture, ce sont des programmes télévisés que la chaîne a coproduits. Les clients, les habitants de petits pays d’Europe, et donc de « langues mineures », soit toutes les langues sauf l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le français et le polonais. Et les conducteurs ? Ma foi. C’est peut-être vous, lecteur. Des sous-titreurs amateurs, prêts à donner de leur temps, de leur compétence, de leur enthousiasme pour faire rayonner Arte dans toute l’Europe. Non, pardon, pour « rendre ses programmes accessibles à des gens qui ne pouvaient jusque-là en bénéficier. » Des gens dont, finalement, Arte ne doit pas avoir grand-chose à faire, puisqu’ils ne méritent pas de voir ses programmes sous-titrés par des professionnels, comme c’est le cas pour les chanceux que nous sommes, nous, les « grands » pays européens.
Cette initiative d’Arte soulève tant de questions qu’elle en donne le tournis : aspect légal, respect du droit d’auteur, du droit du travail, des processus nécessaires pour obtenir une traduction fidèle à l’œuvre d’origine, fragilisation d’une profession essentielle à la compréhension entre les peuples, et qui n’a pas besoin d’un coup de couteau dans le dos. Mais un point peut-être choque plus que d’autres. Cette hiérarchie implicite, sourde, faite entre les langues. L’Europe est riche de sa diversité linguistique, clament en chœur Arte et la Commission européenne. Mais au moment de leur donner un prix, le masque tombe : ta langue, ami roumain, danois, slovène, croate, norvégien, portugais, grec ? Elle vaut exactement zéro.