Une bicyclette italienne en République populaire de Chine
À propos de la version chinoise du Voleur de bicyclette
Quelle est la place des films traduits dans le champ des études cinématographiques ? Voilà une question qui donne à réfléchir. Ces versions n’apparaissent ni dans les répertoires de la langue source ni dans ceux de la langue cible. Elles ne sont pas mentionnées dans les historiographies des cinématographies nationales. Elles ne font pas partie non plus des programmes scolaires et universitaires, fussent-ils transnationaux. Bien au contraire, dans « films traduits », l’adjectif « traduits » a été effacé. Cette suppression fait l’objet de justifications compréhensibles. Que ce soit dans son propre pays ou à l’étranger, une version traduite est une copie d’un film « original », « authentique », « national »1. Le film traduit est un orphelin abandonné à la fois à la naissance et par ses parents adoptifs.
Dans le domaine des études chinoises, l’absence d’intérêt pour le cinéma traduit est d’autant plus criante que l’historiographie moderne accorde une grande importance à la littérature étrangère traduite à partir de la fin de la dynastie Qing. Cependant, le cinéma étranger traduit, en particulier le film doublé en tant qu’objet fabriqué, ne suscite guère l’intérêt des chercheurs. Cet article vise à faire, dans le champ des études consacrées au cinéma chinois, une place, fût-elle mineure, aux films importés en République populaire de Chine, et traduits ou, plus précisément, doublés en mandarin2. Il ne cherche pas à assimiler les films doublés à des films nationaux. Les chercheurs chinois sont peut-être mieux armés sur le plan linguistique pour effectuer ce travail. Néanmoins, le principal intérêt critique du film doublé réside dans son caractère « minoritaire », dans le fait qu’il transcende les limites, disciplinaires ou autres. Par conséquent, le film doublé n’est pas là pour conforter, mais pour provoquer les chercheurs.
Dans la langue mineure du monde universitaire, qui occupe une place distincte, mais pas hermétique, au sein de la grande langue anglaise, le mot « mineur » a acquis une connotation différente depuis le Kafka : pour une littérature mineure [1975] de Gilles Deleuze et Félix Guattari ou, plus exactement, depuis la traduction et la publication de cet ouvrage en anglais en 1986. Le « mineur » a beau continuer à désigner le « moindre » du point de vue de la portée ou de la taille, il n’en a pas moins pris une importance et une stature de plus en plus considérable, comme le nom de Kafka en est le signe. Kafka n’a pas eu besoin d’écrire dans une langue mineure, le tchèque par exemple, par opposition à l’allemand ; il est parvenu à donner sa place au mineur au sein du majeur et c’est là sa réussite. Sa langue était un allemand pragois « déterritorialisé » par rapport à l’allemand national, presque un dialecte avec ses emprunts au tchèque et au yiddish. Qu’importe si cette définition de la prose de Kafka est juste ou non, et des chercheurs n’ont pas manqué de mettre en cause Deleuze et Guattari sur ce point3 ; le propos théorique n’en est pas moins valable. Le mineur est le lieu par excellence du potentiel transformatif. « Et si l’écrivain est en marge ou à l’écart de sa communauté fragile, cette situation le met d’autant plus en mesure d’exprimer une autre communauté potentielle, de forger les moyens d’une autre conscience et d’une autre sensibilité4 », écrivent Deleuze et Guattari. La littérature mineure est l’« énonciation collective » de cette sensibilité.
Telle est la définition du « mineur » sur laquelle je m’appuie et que je souhaite appliquer à ce cinéma mineur qu’est le cinéma traduit, en m’intéressant à la première moitié des années 1950 en Chine, qui correspond aux premières années de la République populaire. On sait que la production cinématographique a connu une chute brutale au tout début de cette décennie, à la suite de la campagne déclenchée par Mao Zedong en mai 1951 contre le film La Vie de Wu Xun (Wu Xun zhuan 武訓傳, Sun Yu, 1950)5. Les scénarios ont commencé à se faire rares et tout le monde avait peur de réaliser des films. Le graphique ci-dessous montre que ce n’est qu’en 1954 que le nombre de films chinois est revenu au niveau qui était le sien avant cette campagne.
Ce tableau est toutefois un peu trompeur car, si le nombre de productions nationales a bien chuté entre 1951 et 1953, les spectateurs chinois pouvaient voir d’autres films. Le graphique suivant ajoute aux films chinois le nombre de films étrangers importés au cours de la même période.
On le voit, les productions étrangères importées constituaient une part importante du cinéma exploité en Chine, en particulier durant les années de vaches maigres postérieures à la campagne hostile à La Vie de Wu Xun, lorsque la peur de faire un faux pas politique paralysait l’ensemble de l’industrie cinématographique nationale6. Comme le montre ce tableau, chaque année, à l’exception de 1949, les films étrangers sont plus nombreux – et de loin pour les années 1952 et 1953, qui suivent immédiatement la campagne hostile à La Vie de Wu Xun – que les films nationaux, totalisant sur neuf ans 526 longs-métrages de fiction contre 232. On pourrait avancer que quantité n’est pas synonyme de masse. De quelles preuves disposons-nous pour justifier l’importance des films importés ? Au lieu d’énumérer d’autres données et documents anecdotiques7, je préfère brosser un tableau historique des films traduits en République populaire de Chine, avant de m’intéresser plus en détail à Tou zixingche de ren 偷自行車的人8, version chinoise du Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette, Vittorio de Sica, 1948), dont le doublage a été dirigé en 1954 par Yue Lu 岳路, et premier film d’Europe de l’Ouest à avoir été doublé en Chine9.
Avant la fondation de la République populaire en 1949, le film traduit en tant qu’objet physique n’existait pas en Chine ; il n’y avait que des résumés imprimés distribués lors des séances, des sous-titres projetés à l’aide de plaques de lanterne magique et même ce qu’on appelait des « téléphones de traduction », installés dans quelques cinémas luxueux de Shanghaï et qui proposaient une traduction simultanée des films10. Putong yi bing 普通一兵, version chinoise du Deuxième Classe Aleksandr Matrossov (Riadovoï Aleksandr Matrossov, Leonid Loukov, 1947) est le tout premier doublage en chinois ; ce film russe – rien d’étonnant à cela – a été doublé par Yuan Naichen 袁乃晨 en 1950 au Studio de cinéma du Nord-Est. Avant même la fin de la guerre entre communistes et nationalistes, l’URSS avait ouvert des succursales chinoises de Sovexportfilm à Shanghaï et Beijing11. Cet organisme distribuait des films en langue russe et même certains films doublés en chinois en Union soviétique12. En 1951, un système d’échange de films à parité égale a été mis en place entre la Chine et l’URSS, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la République démocratique allemande et la Pologne13.
Mais comment un film étranger devient-il un film doublé ? Comme le rapporte Chen Xuyi, chef de l’équipe des films traduits du Studio de cinéma de Shanghaï – précurseur du Studio de doublage de Shanghaï, entité autonome née en 1957 – et adaptateur du Voleur de bicyclette en chinois, le traducteur commence par regarder le film étranger en notant sur le scénario original les pauses du dialogue14. Puis, à partir des mouvements de bouche des comédiens et du rythme des énonciations, il rédige une première mouture qui est ensuite révisée et affinée grâce à plusieurs visionnages. Le nombre des pauses dans les dialogues originaux doit avoir un équivalent dans les répliques traduites. Le traducteur doit également compter le nombre de fois où il voit bouger la bouche d’un personnage, en prêtant particulièrement attention à la position ouverte ou fermée de celle-ci en début ou en fin de phrase. Meng Guangjun, l’un des traducteurs du Deuxième Classe Aleksandr Matrossov, souligne que cet aspect est crucial dans les plans rapprochés et les gros plans. La tâche est d’autant plus ardue lorsqu’on traduit d’une langue comme le russe dont la grammaire est fondée sur de fréquentes inversions de construction15.
Comme on l’imagine, pour ce type de traduction, il ne suffit pas de s’en tenir au texte original. Des facteurs comme le registre de langue, le contexte sociohistorique et la personnalité du locuteur doivent bel et bien être pris en compte. Traduction textuelle, celle-ci est également auditive et orale et doit mettre en correspondance rythmes et mouvements de bouche.
Vient ensuite la phase du doublage proprement dit qui nécessite un metteur en scène, un ingénieur du son et des comédiens prêtant leur voix. Aux premiers temps du doublage en chinois, les défis ne sont pas simplement techniques, ils consistent aussi à surmonter des obstacles matériels. Pour Le Deuxième Classe Aleksandr Matrossov, premier film du genre, Yuan Naichen, responsable de la traduction au Studio du cinéma du Nord-Est, se rend au bureau de Sovexportfilm d’Harbin, dans le nord-est de la Chine, où il conclut un accord en juillet 1948 : un mois plus tard, l’URSS livre le film au Studio du cinéma du nord-est16. À la tête du « groupe des versions traduites » (comme on appelait alors ce service au sein du Studio du cinéma du nord-est), Yuan Naichen dirige lui-même les doublages17. Après avoir effectué la traduction du scénario original, le studio se rend compte qu’il ne dispose pas d’assez de comédiens capables de prêter leur voix. Yuan doit faire appel à des habitants de la ville de Changchun, d’où le fort accent du Nord-Est qui marque certaines voix de ce film18. L’enregistrement a lieu du 3 au 28 mai 194919.
Il faut souligner que le film doublé était un objet très nouveau, et pas uniquement pour les cinéphiles. S’il reste à effectuer un travail d’histoire orale afin de recueillir les réactions des spectateurs face aux premiers films traduits, tant doublés que sous-titrés, nous disposons de quelques indices grâce aux titres de certains articles parus durant ces premières années. En 1950, la revue Dazhong dianying publie un article signé Chen Xuyi, sous le titre « Comment les Soviétiques font-ils pour parler chinois20 ? ». Un texte intitulé « Comment les sous-titres chinois sont-ils faits21 ? » était déjà paru sur le sujet la même année. Et on trouve encore en 1954, année de la sortie du Voleur de bicyclette en Chine, des articles expliquant le travail de traduction cinématographique22.
Voir à l’écran des étrangers et les entendre parler mandarin était un phénomène tellement nouveau que le public ne savait pas comment y réagir, ou plutôt y a réagi d’une manière imprévue par les autorités. L’auteur d’un article paru dans Le Quotidien du peuple avertit les spectateurs qu’ils risquent d’applaudir le « mauvais camp23 ». On trouve une mise en garde du même ordre dans une lettre de lecteur, également parue dans Le Quotidien du peuple en 1951. Lors d’une projection du Troisième Coup (Tretiy oudar, Igor Savtchenko, 1948) à Hailar, en Mongolie-Intérieure, « certains spectateurs étaient incapables de distinguer les soldats de l’armée soviétique de l’ennemi allemand, en conséquence de quoi des applaudissements désordonnés ont troublé l’ordre du cinéma24. » La perspicacité du lecteur est assez stupéfiante car il poursuit en prônant le recours à la publicité et à d’autres « documents explicatifs » afin que le public « comprenne mieux le sens du film et que l’effet de la publicité pédagogique soit plus grand25 ». Comme pour suivre les conseils de ce lecteur, un article anonyme du Quotidien du peuple, paru l’année suivante, souligne ce que devrait faire la Société de gestion du cinéma chinois (devenue en 1958 Société de distribution et d’exploitation du cinéma chinois) afin de mieux expliquer les films traduits :
« La Société de gestion du cinéma chinois a, par le passé, réuni et imprimé pour certains films des documents publicitaires (constitués d’explications de termes, scènes, contextes sociohistoriques et personnages, ainsi que d’articles et d’autres sources), et les a fournis à ses succursales, bureaux et agences régionales afin qu’ils soient distribués dans les cinémas locaux, utilisés pour les sous-titres projetés par lanterne magique et pour les annonces effectuées pendant la projection, et à destination des critiques de cinéma et des présentations publiées dans la presse locale. Mais ce travail n’est pas suffisant26. »
D’autres articles abordent la question de la compréhension par le grand public, en appelant également à l’explication sous forme de sous-titres et d’annonces faites dans la salle27. Ces commentaires ont ceci de remarquable qu’ils ne concernent pas tant les efforts supplémentaires qu’ils appellent de leurs vœux28 que la quantité de travail – y compris des traductions complémentaires – déjà réalisée dans le domaine de la traduction des films, résultat du type de réalisation particulier qu’est le film traduit.
Les cartes publicitaires destinées aux salles de cinéma font partie de ce travail. Elles comprennent généralement des photographies du film, des informations sur les créateurs de la version originale (réalisateur, scénariste, etc.) et de la version traduite (studio de doublage, directeur artistique, traducteur, comédiens, etc.), une brève description de l’histoire, ainsi qu’un synopsis plus développé.
C’est ainsi que les courtes descriptions figurant dans deux documents publicitaires du Voleur de bicyclette soulignent que cette histoire tragique se déroule dans un pays capitaliste et qu’elle est « le reflet de la pauvreté et de la faim qui caractérisent la vie misérable, au sein du système injuste d’une société capitaliste, de la vaste population ouvrière » [fig. 1 et 3]. Pourtant, malgré ces privations, il est important de souligner l’existence d’un avenir plus radieux, suivant la logique de l’optimisme révolutionnaire. C’est pourquoi le synopsis du film s’achève ainsi, dans les deux documents : « Mais, lorsqu’[Antonio Ricci] voit que Bruno pleure, il sent soudain qu’il y a toujours de l’espoir ; dans cette société misérable, Bruno continue à le comprendre et à éprouver de la sympathie pour lui. Pour l’avenir de Bruno, il ne doit pas renoncer à vivre » [fig. 2 et 4]. Quand on connaît le film, cette description de son dénouement est loin d’être juste. C’est Antonio qui, en voyant Bruno, fond en larmes et c’est Bruno qui, dans un geste fameux, prend son père par la main, l’entraîne parmi la foule où ils se fondent, dans les dernières images du film. C’est le jeune Bruno qui fait figure d’espoir ; pourtant, le synopsis chinois réaffirme une lecture patriarcale de cette fin29.
Il faut ici soulever la question de la « publicité/propagande ». Peut-on réduire la totalité des films étrangers importés en Chine à « un important outil » de diffusion de la pensée communiste30 ? À première vue, oui. La très grande majorité des films importés entre 1949 et 1957 étaient « communistes ». Sur 526 films étrangers, près de la moitié (251 pour être précis) venait de l’Union soviétique. 414 films provenaient du bloc communiste (URSS, Tchécoslovaquie, Pologne, Hongrie, République démocratique allemande, Roumanie, Bulgarie et Corée du Nord)31. Ces chiffres montrent clairement que le choix des films à importer était idéologiquement fondé. Bien qu’il ne soit donc juste que dans une certaine mesure, le graphique ci-dessous, dans lequel sont comparées les importations des « pays socialistes » et celles des « pays capitalistes », brosse un tableau plus complet.
Avant 1953, aucun film n’est importé des pays capitalistes. En revanche, de 1955 à 1957, les films issus de ces pays représentent 30 à 40 % du nombre total. Par exemple, dix-sept films sont importés du Japon de 1953 à 1957, neuf de Grande-Bretagne et dix de France de 1955 à 1957. Entre 1953 et 1957, dix films italiens entrent en Chine32.
Si des œuvres du néoréalisme italien sont arrivées en Chine après des années d’importation exclusive de films du bloc communiste, elles ont dû d’abord faire des escales « obligées ». Le Voleur de bicyclette n’a pas été importé directement d’Italie. Au cours des six années qui séparent sa sortie en Italie en 1948 de son exploitation en Chine à partir de 1954, le film a été largement diffusé aussi bien dans les pays occidentaux et au Japon que dans la plupart des pays communistes33. Grâce au succès remporté à Paris en février 1949 et à un article dithyrambique d’André Bazin la même année, le film s’est aussitôt retrouvé sur la scène internationale où il a remporté de nombreuses récompenses dans les festivals de cinéma, de Bruxelles à Bucarest, ainsi qu’un BAFTA et un Oscar34. Les revues chinoises de cinéma ont commencé à préparer l’arrivée du néoréalisme italien en Chine un an avant l’exploitation du Voleur de bicyclette dans le pays35. Les textes de ces revues étaient pour la plupart traduits du russe, preuve supplémentaire qu’un film traduit suscite d’autres types de traduction. Dans « Le cinéma progressiste italien », signé d’un certain « I. Tailuofu » et publié pour la première fois en URSS en 1953, l’auteur propose un panorama de cinéastes néoréalistes et de leurs œuvres. Giuseppe de Santis y est présenté comme membre du Parti communiste, avant une description de son film Onze heures sonnaient (Roma ore undici, 1952), qui ne sera doublé en chinois qu’en 1956 par le Studio du cinéma de Changchun sous le titre Luoma shiyi dianzhong36. L’article est illustré de photographies de deux autres films de de Santis, Riz amer (Riso amaro, 1949) et Pâques sanglantes (Non c’è pace tra gli ulivi, 1950), ainsi que de La Terre tremble et du Voleur de bicyclette, qui porte alors le titre de Zixingche qiezei37. L’un des thèmes sous-jacents du texte concerne la triple menace à laquelle étaient confrontés les cinéastes progressistes, sous la forme des démocrates chrétiens, du Vatican et de l’impérialisme américain (l’État américain aussi bien qu’Hollywood)38. L’auteur mentionne l’appartenance au Parti communiste italien de Raf Vallone, principal interprète masculin de Pâques sanglantes, ainsi que les déboires du film avec la censure italienne. Il signale qu’aux États-Unis, une salle qui projetait Le Voleur de bicyclette a été attaquée par le Ku Klux Klan, tandis que La Terre tremble, dont la langue originale était le sicilien, a subi une postsynchronisation en italien, avant d’être interdit d’exportation39. En URSS en revanche, ces films bénéficient d’un accueil chaleureux40. Toujours selon cet article, les noms de de Santis, de Sica et Visconti sont connus des spectateurs soviétiques. Une délégation d’artistes du cinéma italien s’est rendue en Union soviétique où vient également d’être organisé un festival de cinéma italien41.
Le choix des films à importer, puis à traduire, est toujours guidé par la politique internationale autant que par l’économie nationale42. En Chine, on pouvait importer des films, mais ne pas les exploiter ou seulement à usage interne43. Les données qui figurent dans les graphiques ci-dessus ne concernent que les films ayant été importés, traduits et distribués dans les cinémas du pays. En 1953, trois films relevant de cette catégorie ont été importés d’Italie (et distribués l’année suivante par le Studio de cinéma de Shanghaï) : Le Voleur de bicyclette, Luoma – bu shefang de chenshi 羅馬—不設防的城市 (version chinoise de Rome, ville ouverte [Roma, città aperta, Roberto Rossellini, 1945], doublage dirigé par Su Xiu 苏秀 en 1954) et Milan de qiji / Miracle à Milan (Miracolo a Milano, Vittorio de Sica, 1951). La même année, neuf films italiens ont été importés, mais n’ont finalement pas été « sélectionnés », parmi lesquels quatorze copies de Bellissima (Luchino Visconti, 1951)44. En 1954, on compte quatre films italiens importés, mais « non sélectionnés », à raison de quatre à douze copies chacun, parmi lesquels Umberto D. (Vittorio de Sica, 1952) et Paisà (Roberto Rossellini, 1946).
Il est impossible de dire précisément pourquoi ces films n’ont pas été sélectionnés pour l’exploitation (à grande échelle) ; en revanche, nous savons que des projections tests étaient organisées pour tous les films importés. Dans ses carnets, la critique Ding Ling a noté, par exemple, avoir rédigé un compte rendu du Voleur de bicyclette du 11 au 14 juillet 195445. Ce texte a été envoyé le 18 juillet, mais n’a paru dans Wenyi bao [Revue de la littérature et des arts] que le 15 octobre, à l’occasion de la sortie du film46. Dans un article de quotidien consacré à un film importé du Japon, le critique littéraire Hu Feng dit avoir d’abord assisté à une « projection test » du Voleur de bicyclette. Intitulé « La vie parle : quelques explications à propos du film progressiste japonais, “Non, nous voulons continuer à vivre”47 », cet article a été rédigé le 5 août 1954 et publié le 7 dans le Guangming ribao [Le Quotidien de Guangming]. Dans ce même article, Hu affirme avoir vu également deux autres films japonais, Hunxue’er (« Sang-mêlé », réalisateur et année de réalisation inconnus48) et Yuanzidan xia de gu’er / Les Enfants d’Hiroshima (原爆の子, Gembaku no ko, Kaneto Shindo, 1952). (« Sang-mêlé » n’a bénéficié d’une exploitation commerciale qu’à partir de mai 1955 (si l’on en croit les dates de parution des critiques dans Beijing ribao [Le Quotidien de Beijing], Dazhong dianying et Wenyi bao) et Les Enfants d’Hiroshima est l’un des cinq longs-métrages japonais « importés, mais non sélectionnés » en 195349. Hiroshima (ひろしま, Hideo Sekigawa, 1953) est cité deux fois dans Dazhong dianying en 195350 ; pourtant, il figure parmi les quatre films « importés mais non sélectionnés » pour 1954. Dans l’article intitulé « L’humanité accuse : quelques explications à propos du film progressiste italien Le Voleur de bicyclette », paru en 1954, Hu Feng mentionne avoir vu Le Chemin de l’espérance (Il cammino della speranza, Pietro Germi, 1950), mais cette production italienne n’a été doublée en chinois par le Studio de cinéma de Shanghaï, sous le titre Xiwang zhi lu51 qu’en 1956, alors que Hu Feng avait déjà été incarcéré comme contre-révolutionnaire.
De nouvelles recherches doivent être menées sur la question des projections tests de films étrangers. Qui avait l’autorisation d’y assister52 ? Qui avait le pouvoir de décider qu’un film pouvait être largement diffusé ou non ? Les films étaient-ils traduits (sous-titrés ou doublés) pour ces projections ? Et, avant tout, qui choisissait les films susceptibles d’être importés53 ? Il n’est peut-être pas possible de répondre à ces questions actuellement, mais il est significatif que ce soit seulement à partir de 1956 que certains films soviétiques importés n’ont plus été « sélectionnés »54, c’est-à-dire l’année du xxe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique, au cours duquel Nikita Khrouchtchev, qui sera par la suite qualifié de révisionniste, dénonça l’héritage de Staline lors d’une séance à huis clos.
À partir des informations évoquées ci-dessus, nous pouvons déduire que l’importation depuis des pays « capitalistes » de films comme Le Voleur de bicyclette n’était pas nécessairement le signe d’une détente idéologique. Leur circulation était très strictement contrôlée, puisqu’ils devaient d’abord passer par le filtre des recommandations soviétiques et des projections pour la censure chinoise avant d’être vus par les spectateurs chinois. En outre, l’accueil par le public des films qui parvenaient tout de même sur les écrans était soigneusement préparé par le travail des responsables de la publicité/propagande. En plus du matériel publicitaire évoqué plus haut, des articles de quotidiens et de revues donnaient aux spectateurs les clés de la bonne lecture. Un compte rendu paru le 16 octobre 1954 dans Zhongguo qingnian [Jeunesse de Chine] émet, à la suite d’un résumé du film, ce jugement : « À travers cette histoire, le film révèle la catastrophe subie par le peuple italien à cause de l’impérialisme américain et de son laquais, le gouvernement réactionnaire de l’Italie55. » Après une comparaison entre l’Italie que présente le film et la Chine nouvelle, l’auteur approuve cette œuvre qui « nous fait penser que l’extinction de la société capitaliste est inévitable56. » Un article élogieux de Dazhong dianying (daté du 11 octobre 1954) reproche néanmoins au Voleur de bicyclette de faire d’Antonio Ricci un personnage pas assez « typique » (典型) : l’ouvrier italien « moyen » (主流) a « conscience » (觉悟) de l’oppression qu’il subit du gouvernement démocrate-chrétien : Ricci n’aurait pas dû voler la bicyclette à la fin du film ; la lutte de classe aurait dû être plus explicite57.
Ce type de critique s’appuie sur une position particulière quant à la question du réalisme. Selon cette ligne de pensée, le réalisme ne consiste pas à rendre compte de ce qui s’est réellement passé, car trop de choses fortuites entrent en ligne de compte. La tâche de l’artiste est de présenter aux yeux du lecteur et du spectateur le personnage « typique » dans une situation « typique ». Bien que rédigé deux mois avant l’article de Ba, celui de Hu Feng « L’humanité accuse… », paru le 23 octobre 1954 dans « Le Quotidien de Guangming », évoque précisément le fait que, pour certains critiques, les personnages ou les situations du film n’étaient pas suffisamment « typiques » : « On n’y voit le portrait d’aucune lutte, ce qui ne satisfait peut-être pas le goût de certains critiques qui ne le trouvent pas assez typique58. » Hu choisit de ne pas se battre sur un terrain terminologique miné. Au lieu des mots « réel » (现实) ou « réalisme » (现实主义), il préfère employer « vrai » (真实) :
« La vie n’a rien de mystérieux ; la vie est partout ; dans la vie ordinaire, le vrai peut susciter le pouvoir d’émouvoir l’humanité. Mais qu’est-ce qui est vrai dans la vie ? Du point de vue sociologique, s’il n’y a pas de rapport entre un être humain et un autre, alors il n’y a pas de vie. Du point de vue esthétique, s’il n’y a ni communion ni naissance de sentiments entre un être humain et un autre, alors rien ne peut être vrai59. »
Comme on le voit, pour Hu, il existe un lien intrinsèque entre l’« authentique » et l’« humain ». Le titre de l’article est d’ailleurs un appel vibrant au nom de l’humanité et le texte s’ouvre par l’association de l’humanisme à la Renaissance italienne : « C’est dans l’Italie de la Renaissance que l’humanisme a fait son apparition dans l’histoire de l’humanité en exprimant pour la première fois le besoin de libération des êtres humains faits de chair et de sang60. » Selon Hu, des artistes comme Dante, Léonard de Vinci, Raphaël et Michel-Ange sont des humanistes qui « ont superbement exprimé la richesse de l’humanité, les aspirations, les souffrances et les joies des êtres humains, la pureté et la solennité des hommes25. » Ensuite seulement, Hu en vient à l’œuvre de Vittorio de Sica qui, héritier de ses ancêtres italiens, assimile leur humanisme au socialisme. Car au cœur d’un « humanisme socialiste » se trouve la libération du genre humain de la violence et de l’asservissement, et le film ranime notre compassion humaine : « Nous avons été les témoins émus de la main froide du système capitaliste qui, sans verser une goutte de sang, asservit l’humanité, détruit l’humanité, et de ce sentiment profond naît le désir de combattre afin de modifier la matérialité et le destin de l’humanité61. »
C’est l’occasion de revenir au début de cet article, afin de le conclure. J’ai commencé par donner la définition du « mineur », telle que l’entendent Deleuze et Guattari. Selon moi, Le Voleur de bicyclette et d’autres films étrangers doublés en mandarin, qu’ils soient issus de pays socialistes ou capitalistes, constituent une sorte d’« énonciation collective » en un sens encore plus littéral que celui employé par ces deux auteurs. Qui plus est, il s’agit d’une énonciation du transnational mineur62. Cette dimension collective comprend le traducteur qui met un texte en correspondance avec un autre, mais aussi une manière de parler avec une autre, le directeur artistique qui dirige les comédiens de doublage, ces derniers qui prêtent leur souffle aux bouches en mouvement, l’ingénieur du son qui enregistre leurs voix et les synchronise avec la bande-image, et le public qui entend une langue familière émise par des visages étrangers. La question n’est pas ici celle de la vieille querelle qui oppose le sous-titrage au doublage. Lorsque nous regardons un film comme Le Voleur de bicyclette en version doublée, ce qui est façonné pour nos sens, davantage pour nos oreilles que pour nos yeux, c’est une sensibilité transnationale. De ce point de vue – ou, plutôt, d’écoute –, le film doublé s’affranchit de sa réputation béotienne et resitue le débat dans l’opposition entre familier et étranger qui intéresse le champ de la traductologie. Contrairement à une idée répandue, le doublage n’est pas un phénomène de familiarisation radicale. Il est au contraire à la fois familier et étranger : familier par la voix, étranger par la vocalisation. L’identification transnationale ne naît pas du travail invisible de traduction par lequel le public crédule et sans raffinement croirait que les Italiens de l’écran sont chinois parce qu’ils parlent « notre » langue. Le mandarin est incontestablement la langue la plus parlée en Chine. Cependant, le dialogue des films doublés est résolument mineur, déterritorialisé et reterritorialisé, désincarné et réincarné. C’est précisément à travers la désarticulation entre le son et la source, entre la voix et le corps, caractéristique de tous les films doublés, que l’articulation d’une expression transnationale se fait entendre. Si le cinéma mineur que représentent les versions doublées possède le moindre potentiel politique, c’est dans l’effort de communion – sensorielle, psychique – que celles-ci exigent de nous afin que nous surmontions cette disjonction, effort impossible à réaliser, mais qui, ce faisant, forge pourtant des affinités nouvelles.
Remerciements
Je remercie Efraín Kristal dont le séminaire consacré à la traductologie a vu la toute première conception de cet article ; Robert Chi, pour avoir dirigé cette étude avec générosité et humour ; ainsi que les participants au groupe de recherche des étudiants de Berkeley-Stanford sur les sciences humaines chinoises modernes en avril 2013, dont les membres m’ont prodigué de précieuses suggestions et m’ont également encouragé par leur enthousiasme. Je remercie également Robert S. C. Gordon, Ban Wang et Jie Lu, ainsi que les deux lecteurs anonymes dont les conseils m’ont beaucoup aidé.
Cet article est paru initialement en anglais sous le titre « An Italian bicycle in the people’s republic: Minor transnationalism and the Chinese translation of Ladri di biciclette/Bicycle Thieves », dans Journal of Italian Cinema & Media Studies, vol. 2, n° 1, mars 2014, p. 91-107. Nous remercions l’auteur et le Journal of Italian Cinema & Media Studies de nous avoir autorisés à publier une version française de cet article. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Cornu.
L'auteur
Thomas Chen est doctorant en littérature comparée à l’University of California, à Los Angeles (UCLA). Ses recherches portent sur la littérature et le cinéma chinois modernes et contemporains. Il a publié « Ridiculing the golden age: Subversive undertones in Yan Lianke’s Happy », Chinese Literature Today, hiver-printemps 2011, p. 66-72, et « Censorship in and of sinophone and anglophone editions of Mo Yan’s The Garlic Ballads », dans Angelica Duran et Yuban Huang (dir.), Mo Yan’s Fiction in Context: Nobel Laureate and Global Storyteller, West Lafayette [Indiana], Purdue University Press, 2014).