Audiovisual Translation: Dubbing (Frederic Chaume)
Dans la série intitulée « Translation Practices Explained », Frederic Chaume signe Audiovisual Translation: Dubbing, ouvrage qui traite spécifiquement du doublage et fait écho à celui consacré au sous-titrage par Jorge Díaz Cintas et Aline Remael paru en 2007. L’auteur, universitaire de Barcelone et adaptateur, n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il a déjà consacré plusieurs ouvrages à la traduction audiovisuelle. Dans celui qui nous occupe, il se concentre sur le doublage sous toutes ses formes, y compris le voice-over, et l’aborde du seul point de vue traductologique. En effet, il n’est que très peu question des comédiens ou des ingénieurs du son.
Bien qu’écrit par un traducteur audiovisuel, le livre, qu’accompagne un DVD riche d’annexes, de ressources et d’extraits vidéo, relève d’un travail clairement universitaire. Même s’il s’adresse également aux professionnels du secteur, il a été conçu avec une visée pédagogique assumée. En attestent les questions liminaires des chapitres, destinées à éveiller l’esprit critique et mettre en lumière le point abordé, ou encore les exercices de pratique « réelle » du doublage en fin de chapitres, qui visent à tester graduellement les compétences linguistiques, techniques et artistiques des apprenants. D’un point de vue français, on peut estimer que les exercices sans bande rythmo ne valent pas grand-chose. Leur seul mérite est de poser les bonnes questions et de faire réfléchir le lecteur sur des points particuliers.
Les huit chapitres du livre abordent les thèmes suivants : la traduction pour le doublage ; l’environnement professionnel ; la segmentation du texte de doublage et les symboles utilisés ; le synchronisme ; la langue du doublage, une question de compromis ; la nature spécifique de la traduction audiovisuelle : dimensions acoustique et visuelle ; problèmes de traduction ; la recherche en doublage1.
Malgré mon parcours universitaire et mon intérêt pour la recherche, c’est avec l’œil du traducteur que j’ai abordé la lecture de ce manuel. Et j’avoue être resté un peu sur ma faim. À mon sens, l’écueil de ce livre est d’être trop général, voire presque trop théorique, en dépit des exemples utilisés dans les exercices. Le problème est que Frederic Chaume veut balayer toutes les pratiques de doublage qui existent dans le monde, avec l’anglais comme lingua franca et sans véritable étude de cas. Évidemment, il aurait été compliqué – et vain ? – de citer le doublage polonais d’une scène d’un film australien pour expliquer ensuite au lecteur l’ensemble des modifications et choix de traduction, le tout, dans la langue de l’ouvrage, c’est-à-dire en anglais. Le lecteur qui ne parlerait pas polonais aurait bien du mal à apprécier, dans tous les sens du terme, le travail accompli dans l’adaptation. Il doit donc se contenter de données générales, certes intéressantes, mais finalement trop abstraites.
L’ouvrage n’est pas pour autant dénué d’intérêt : découvrir le doublage tel qu’il se pratique à l’étranger reste fascinant. Je salue l’auteur pour sa volonté de briser la traditionnelle dichotomie pays de doublage/pays de sous-titrage. En effet, dans le chapitre 1, il souligne la tendance croissante, semble-t-il, à faire de plus en plus de sous-titrage dans les pays à tradition de doublage, et vice-versa sur certains programmes. L’exemple de la Grèce est évoqué : dans ce pays de sous-titrage, les sitcoms pour adolescents sont de plus en plus doublées. De ce point de vue, je partage son avis : les deux techniques doivent coexister, le spectateur doit être libre de choisir ce qu’il veut regarder et dans quelle version, sans se voir imposer une forme ou une autre. Selon l’auteur, ce développement est possible parce que nous passons progressivement de l’ère du média de masse à l’ère du média individuel.
Autre point d’intérêt : la rémunération du traducteur de doublage. Si nos conditions tarifaires se dégradent de plus en plus en France, un coup d’œil aux tableaux donnés pages 26-27 permet de voir que certains de nos voisins sont plus mal lotis encore : l’exemple de l’Espagne étant peut-être le plus criant avec 40 € la bobine pour l’adaptation d’un film ou d’une série2 (chiffres télé 2010) ! Frederic Chaume rappelle d’ailleurs un conseil primordial : le traducteur doit connaître les tarifs pratiqués pour éviter d’accepter des montants trop bas et de participer ainsi à la concurrence déloyale, afin de préserver un marché économique sain et maintenir la dignité de sa profession.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que, selon le pays (voire selon le studio de doublage), le traducteur peut être payé au forfait, à la minute de programme, à la ligne, au nombre de mots ou à la boucle. La boucle fait d’ailleurs l’objet du chapitre 3 : s’il s’agit bien d’une unité commune aux sept pays étudiés (Allemagne, Italie, Espagne, France, Pologne, Argentine, États-Unis), sa définition varie énormément3. Ainsi, on apprend qu’en Espagne, le texte de doublage est segmenté toutes les dix répliques, mais un personnage ne peut pas avoir plus de cinq répliques dans une même boucle. Après une « ponctuation cinématographique » (fondu, etc.), on démarre une nouvelle boucle ; il en va de même après une coupe narrative, spatiale ou temporelle. En Allemagne, il n’y a pas plus de cinq répliques par boucle (celle-ci ne pouvant pas durer plus de dix secondes). En Italie, une boucle contient jusqu’à 10-12 répliques mais rien n’est inscrit dans le marbre. La segmentation, là aussi, suit la narration (unités de sens). En Argentine et aux États-Unis, une réplique équivaut à une boucle. Si le point n’est pas évoqué par Chaume, on imagine que l’organisation des enregistrements avec les comédiens ne se fait pas comme en France.
Objet d’un bref développement, la France fait d’ailleurs figure d’extraterrestre avec sa fameuse bande rythmo. À ce propos, l’explication du procédé est assez malhabile et souffre, malheureusement, de quelques contrevérités. Si l’on met en regard cette pratique unique avec celles ayant cours dans les autres pays, on remarque une compartimentation semble-t-il plus poussée à l’étranger. Frederic Chaume découpe la phase d’écriture du texte en cinq tâches : a) traduction ; b) segmentation (les boucles) ; c) insertion des symboles (grosso modo, symboles de détection et éléments servant au jeu des comédiens : indications paralinguistiques comme les on, off et les réactions) ; d) synchronisme ; e) écriture du dialogue et imitation d’un discours naturel. Dans certains pays, jusqu’à trois personnes différentes interviennent pour mener à bien ces cinq étapes. En France, il y a le détecteur et le traducteur-adaptateur. Une traduction préliminaire est nécessaire dans les cas de langues rares. Le parti pris de Chaume est de dire qu’une seule et même personne devrait tout faire, ce qui permettrait d’assurer la stabilité financière du traducteur et surtout une cohérence, un respect et une qualité plus grands du texte d’origine. Bref, l’auteur devrait à la fois être traducteur-adaptateur et technicien. C’est le chemin que semble prendre la France avec la disparition, inexorable selon Frederic Chaume, des détecteurs.
Qui dit doublage dit bien sûr synchronisme. Si pour les profanes ce terme concerne simplement les mouvements de bouche, l’auteur précise bien qu’il en existe trois : le synchronisme labial, le synchronisme dit cinétique (langage corporel, respect de l’image) et l’isochronie (durée de la réplique, respect des débuts et fins de répliques). C’est cet équilibre qui donnera l’illusion que le film a été tourné dans la langue du spectateur. Un décrochage du synchronisme labial, une contradiction entre les paroles et les gestes du personnage à l’écran, une bouche fermée alors qu’on entend toujours parler sont autant de failles qui déconcerteront le spectateur au point de briser son immersion censée être fluide et sans accroc. Il reste que le niveau de synchro sera différent selon les normes et les conventions de la culture cible. Le degré de perfection dépend lui aussi des habitudes de chaque culture, des attentes du spectateur, du rôle de la tradition dans l’utilisation des différents types de synchronismes et du genre audiovisuel en question, entre autres facteurs.
De la même manière, le traducteur doit se concentrer sur la fonction du texte et sur l’effet à produire sur le spectateur. Tout adaptateur sait que l’on traduit du sens bien plus que des mots. C’est donc bien l’intention de chaque réplique qui doit être rendue dans une langue qui doit sembler naturelle au spectateur. Et pour reprendre les mots de Pierre-François Caillé, fondateur de la Fédération internationale des traducteurs, « si les voix des comédiens sont justes, si le texte doublé est juste, émeut ou divertit, la partie est gagnée4 ». Chaume revient d’ailleurs longuement sur le côté naturel de la langue du doublage (dubbese), langue qu’il définit comme la recréation d’un dialogue spontané, une oralité qui semble naturelle et spontanée mais qui est en fait préfabriquée. Bref, une fausse spontanéité5. La langue du doublage rejette des traits particuliers du véritable discours oral tout en incorporant des caractéristiques du véritable langage parlé de la culture cible. Mais puisque les dialogues doublés sont en fait écrits avant d’être joués, ils contiennent également des traits propres au discours écrit. Bref, c’est un compromis entre l’oral et l’écrit, tirant bien évidemment plus du côté de l’oral. Pour l’auteur de doublage, l’exigence d’écriture est donc de créer un effet de réel, de naturel et de crédibilité dans les dialogues. Dans le cas contraire, le comédien aura du mal à jouer et le spectateur ne se retrouvera pas dans sa propre langue. L’auteur devra particulièrement faire attention à se détacher de la langue originale, le plus souvent l’anglais.
Dans son étude, Frederic Chaume remarque à ce propos que toutes les langues de doublage, sans exception, ont été contaminées par l’anglais et que l’une des caractéristiques des doublages est l’abondance de calques et d’anglicismes. Par exemple :
- Abus de la voix passive ;
- Abus des pronoms et déterminants possessifs (raise your hand devrait donner levanta la mano en espagnol au lieu du fautif levanta tu mano que l’on rencontre dans nombre de doublages espagnols) ;
- Traductions littérales des démonstratifs (this morning devient diesen Morgen dans les doublages allemands alors que heute Morgen serait plus approprié) ;
- Calques lexicaux et faux amis ;
- Jurons, à l’instar de fucking en position d’adjectif, ou expressions taboues, traduits littéralement dans nombre de langues ;
- Idiomes (l’auteur prend l’exemple des idiomes contenus dans certains titres de films : pour celui qui comprend l’anglais et qui saisit la référence idiomatique de One Flew Over the Cuckoo’s Nest [Milos Forman, 1975], le titre français [Vol au-dessus d’un nid de coucou] n’a aucun sens, puisqu’il ne restitue nullement le sens de « cuckoo’s nest », expression familière désignant un asile psychiatrique6).
Fidèle à sa position d’universitaire, Chaume termine son manuel par un chapitre consacré à la recherche menée sur le thème du doublage en dressant un état des lieux et en lançant quelques pistes.
En conclusion, même s’il s’adresse aussi aux professionnels du secteur, ce manuel sera beaucoup plus utile aux profanes désireux de découvrir le monde du doublage. Le professionnel, lui, se retrouve face à une théorisation et une généralisation de sa pratique quotidienne et n’apprendra pas grand-chose, sauf peut-être pour ce qui est des pratiques à l’étranger. Frederic Chaume a d’ailleurs bien fait de souligner que, contrairement au sous-titrage, le doublage résistait quelque peu à la mondialisation avec des procédés non homogénéisés d’un pays à l’autre. Malgré tout, les problématiques auxquelles sont confrontés les adaptateurs du monde entier restent sensiblement les mêmes : on note un effet de lissage du texte un peu partout, avec une édulcoration du langage fleuri ou une neutralisation des accents. L’intérêt du livre reste qu’il couvre tous ces thèmes. Mais en dépit des quelques « trucs » proposés pour résoudre certains problèmes d’adaptation, le professionnel ne saurait voir en ce précis un recueil de recettes miracles.
Frederic Chaume, Audiovisual Translation: Dubbing, Manchester, St. Jerome Publishing, 2012, 208 p.