Quand l’image traduit l’image : « doubler » le texte à l’écran
Un film est une combinaison de nombreux codes signifiants, que l’on classe généralement en deux grandes catégories : les codes visuels et les codes sonores1. Bien que la spécificité du cinéma repose sur l’interaction de cette multiplicité de codes, certains d’entre eux sont, en pratique, plus égaux que d’autres. Les chercheurs en cinéma et les cinéphiles ont longtemps accordé plus d’importance à l’image qu’au son, d’une manière générale. On sait, par exemple, que certains films projetés par Henri Langlois à la Cinémathèque française étaient montrés sans aucune traduction. A contrario, les chercheurs en traduction s’intéressent davantage aux dialogues et ont tendance à définir les modes de traduction audiovisuelle en fonction de leur traitement du texte. Le sous-titrage consiste en une traduction écrite des dialogues, qui apparaît en surimpression en bas de l’écran ; le doublage désigne l’opération de substitution de dialogues réenregistrés dans la langue cible aux dialogues originaux. Dans le cas de la voice-over, de nouveaux dialogues généralement dits par un, voire deux comédiens, viennent se superposer aux dialogues originaux.
On présume, suivant le mode de traduction utilisé, que seuls certains codes du film sont transposés, à la différence de la traduction littéraire par exemple, où chaque élément (le texte, les codes typographiques, la mise en page, les illustrations, la couverture, etc.) est transposé d’une façon ou d’une autre. Si le sous-titrage permet de préserver les codes sonores de l’œuvre, la superposition des titres à l’image en altère la composante visuelle. À l’inverse, le doublage et la voice-over ne modifient pas les codes visuels, mais entraînent un remplacement ou un ajout d’éléments sonores. Bien entendu, il s’agit là de généralisations, mais celles-ci influent considérablement sur notre manière d’envisager la recherche en traduction audiovisuelle, et surtout, sur la façon dont les formes de traduction audiovisuelle sont proposées au public, comme par exemple au travers des différentes options de visionnage d’un DVD. Avec ce support, les films disposent généralement de plusieurs pistes de sous-titres et/ou de pistes audio distinctes. Le spectateur peut ainsi, grâce à un menu interactif, choisir la version du film qu’il préfère regarder. Cette configuration suppose que le texte filmique, autrement dit la succession d’images ou de plans, est immuable, et qu’il lui suffit d’être accompagné de sous-titres ou de voir sa bande-son remplacée par des dialogues doublés pour fonctionner de manière cohérente dans la langue cible.
Toutefois, il est aisé de démontrer la fragilité de ces certitudes quant aux éléments que la traduction laisserait « intacts » dans les films traduits. Par exemple, il est généralement admis que le sous-titrage permet de profiter du film original dans son authenticité. Selon Jorge Díaz Cintas, « l’un des avantages majeurs de ce mode de traduction tient au fait qu’il respecte l’œuvre originale, dans la mesure où celle-ci demeure inchangée, le texte de la langue cible étant simplement ajouté2 » De même, Richard Kilborn souligne que « le texte original reste intact malgré la présence des sous-titres3. » Pourtant, outre le fait que le visionnage d’un film avec ou sans sous-titres renvoie à deux expériences bien différentes4, le texte filmique lui-même peut être modifié : un film peut être coupé ou sous-titré pour une sortie à l’étranger, dans un but commercial ou pour des raisons de censure (voire les deuxV5). Le format de l’image peut changer lorsque le film est édité sur un nouveau support, ce qui a une incidence non seulement sur l’image en elle-même, mais aussi sur la visibilité ou la disposition des sous-titres.
De même, la bande-son n’est pas le seul élément qui subit des modifications en cas de doublage. Les technologies numériques permettent diverses manipulations de l’image ; lorsque les anime [dessins animés japonais] sont doublés à destination des États-Unis, des « digikinis » ou vêtements virtuels peuvent être ajoutés afin de limiter les scènes de nudité à l’écran6.
Les mots silencieux du cinéma
Bien avant l’apparition des technologies numériques, une certaine catégorie d’images faisait déjà l’objet de manipulations lors de la traduction : ce que j’appellerais les « mots silencieux » du cinéma, c’est-à-dire tout type de texte présent dans l’image ; c’est ce que Dirk Delabastita désigne sous le nom « d’éléments visuels verbaux ». Frederic Chaume, quant à lui, les nomme « codes graphiques7 ». Ce sont là des éléments communs à tous les films. Ils peuvent apparaître sous forme de textes écrits filmés ou bien de titres surimpressionnés. Par exemple, les génériques fournissent des métadonnées. Affiches, panneaux ou publicités en tout genre peuvent faire partie des éléments du décor. Les titres ou les intertitres permettent d’expliciter les informations nécessaires au développement de l’intrigue du film (« pendant ce temps, au ranch… »). Les personnages peuvent écrire et lire des textes manuscrits ou imprimés de toute sorte.
C’est à cette catégorie que je vais m’intéresser tout particulièrement ici : les textes diégétiques (faisant partie de l’univers narratif) sur lesquels l’attention du spectateur est attirée, par exemple au moyen d’inserts8. À l’époque du cinéma muet, ces inserts étaient chose courante : ils permettaient de remplacer les cartons de dialogues ou les intertitres extradiégétiques et leur voix narrative omnisciente. Tabou (Tabu: A Story of the South Seas, F.W. Murnau, 1931), film de la fin du muet, est particulièrement représentatif de cette pratique : les textes diégétiques y sont en effet plus nombreux que les textes extradiégétiques. Datant des débuts du parlant, Vampyr (1932) de Carl Dreyer est un bon exemple de film dont l’intrigue repose essentiellement sur les inserts textuels : les plans des pages d’un livre sur les vampires jouent un rôle primordial quant à l’exposition du récit. Par la suite, les réalisateurs ont continué à utiliser largement les inserts de titres de journaux, de lettres, de télégrammes, d’affiches et d’autres textes écrits (et, plus récemment, d’écrans de téléphones portables et d’ordinateurs) pour créer des effets de mise en scène et communiquer des éléments narratifs essentiels. À l’âge d’or du cinéma classique, ils étaient très présents dans les œuvres de cinéastes tels que Fritz Lang ou Alfred Hitchcock.
Dans le cas des films sous-titrés, les inserts textuels ne posent généralement pas de problèmes particuliers. Leur contenu peut être restitué par les sous-titres de la même manière que pour les dialogues. Le traducteur doit décider du degré de pertinence du texte à l’écran en fonction du public cible : lorsque le texte est sémantiquement « actif » et signifiant, il doit être sous-titré si possible ; s’il s’apparente plutôt à du « bruit visuel », il peut rester non sous-titré.
Le problème est tout autre pour les films doublés. Tandis que les personnages doublés dans la langue cible évoluent dans l’univers du film, celui-ci est toujours empreint d’éléments écrits de la culture source (panneaux, affiches ou inscriptions dans la langue originale). La composition du plan et la mise en scène permettent au spectateur de juger du degré de pertinence de l’information présente à l’écran. Tantôt les informations présentées sous cette forme sont insignifiantes, tantôt elles sont indispensables à la compréhension de l’intrigue. Puisque le doublage permet, par définition, d’offrir au spectateur une traduction orale, les inserts utiles sont parfois traduits par une voix off dans certains films doublés9. Cela peut toutefois devenir une source de distraction pour le spectateur ou créer des incohérences linguistiques, puisque la langue source est toujours présente à l’écran.
Une autre solution, plus radicale, consiste à supprimer l’insert et à compenser la perte d’information en déplaçant les éléments, par exemple à un autre endroit du dialogue. Aujourd’hui, les inserts importants sont parfois sous-titrés dans les films doublés, dans la mesure où la pratique de la traduction audiovisuelle offre une plus grande flexibilité. En revanche, durant les premières décennies du cinéma parlant, on préférait recréer les inserts dans la langue cible. De nouveaux inserts étaient tournés puis intégrés à la bande image d’origine, de sorte que l’histoire ainsi recréée était entièrement adaptée au public cible, sur les plans à la fois visuel et sonore. Selon Edmond Cary, le doublage est une forme de traduction plus complète que les autres formes : « Ne sera-ce pas la gloire de notre siècle d’avoir donné naissance à un genre de traduction […] qui […] accepte toutes les servitudes des autres genres, qui peut prétendre au titre de traduction totale10 ? » (Le souci de l’auteur était ici de s’éloigner d’une traduction basée uniquement sur le texte au sens strict, mais il ne fait pas directement allusion au doublage de l’univers narratif. Gardons toutefois à l’esprit que Cary écrivait dans les années 1950 et 1960, et qu’il devait être habitué aux inserts textuels traduits qui étaient alors courants dans les films hollywoodiens.) Si, d’après la formule de Ginette Vincendeau, la production de « versions multiples » revenait à « doubler le corps de l’acteur », la pratique de retourner des inserts textuels avait pour effet de « doubler » l’environnement physique11. On peut donc identifier cette pratique comme une forme pré-numérique de localisation, telle que la définit Reinhard Schäler : « l’adaptation linguistique et culturelle du contenu aux exigences et aux caractéristiques du marché étranger12. »
Les figures 1 à 4 ci-dessous fournissent des exemples d’inserts textuels localisés. Les exemples du présent article sont tous extraits de films en prise de vue réelle. Le film d’animation étant un cas à part, je n’en parlerai pas ici.
Toutefois, le texte diégétique n’était pas le seul à être ainsi altéré. Les génériques étaient systématiquement recréés dans la langue cible, pratique qui a toujours cours aujourd’hui. Les éléments préliminaires tels que les prologues et les épigraphes devaient également être traduits :
La pratique du retournage des inserts soulève d’importantes questions. Dans quelles conditions ce travail était-il effectué, à quel endroit et à quel stade de la réalisation ? On peut supposer que ces versions localisées faisaient partie des premières versions doublées sorties en salle, mais je ne dispose pas de preuves documentaires pour étayer cette hypothèse. Quelles contraintes, technologiques ou autres, régissaient cette pratique ? Comme l’a souligné Karin Littau, les outils et les technologies ont des conséquences directes sur la pratique et la théorie de la traduction13. Bien sûr, ils exercent également une influence considérable sur la production cinématographique. Autre question : y avait-il un lien entre le statut des inserts textuels comme composante esthétique du film et les pratiques de la traduction audiovisuelle14 ? Quels aspects de la théorie de la traduction peuvent expliquer au mieux les choix de traduction ? De quelle manière les éléments traduits interagissent-ils avec les autres éléments du film ? Quelle incidence cette pratique avait-t-elle sur l’accueil public et critique des films ?
Réalisation et traduction
Tout d’abord, précisons que ce sujet concerne à la fois les domaines de la réalisation et de la traduction. D’une certaine façon, ces plans pourraient être considérés comme n’importe quel insert. Leur temps d’apparition à l’écran et leur degré d’importance varient suivant les œuvres : ils peuvent n’apparaître que très brièvement ou jouer un rôle primordial d’un film à l’autre. Ainsi, Le Testament du docteur Mabuse compte quelque 35 textes écrits, sans compter les génériques, qui ont nécessité une recréation ou une traduction dans la version anglaise. Seuls quelques-uns d’entre eux sont des répétitions de plans, ou des gros plans de plans plus larges. Ils reflètent à la fois l’importance thématique et documentaire que Lang accordait à la présence des inscriptions dans les lieux publics (voir également son film précédent, M le maudit) et l’importance narrative des griffonnages frénétiques du docteur Mabuse. Dans Suspicion, d’Alfred Hitchcock, environ 25 de ces plans permettent de créer des effets de suspense et de surprise, et de faire avancer l’intrigue15. D’un point de vue technique, la quantité d’inserts à retourner pour localiser les films exigeait sans doute une solide organisation, avec un casting supplémentaire (on notera par exemple la « doublure » des mains, souvent visibles à l’écran lors de la lecture de lettres), la reconstitution de la lumière, des décors, du graphisme, etc. On procédait à l’insertion minutieuse de ces plans dans la copie de la version originale du film envoyée aux studios de doublage (voir ci-dessous). Tous ces aspects font partie du procédé global de localisation.
Concrètement, les inserts textuels doivent aussi être traduits. Comme le montre le prologue de Spellbound (fig. 6) en anglais et en italien, les inserts textuels peuvent être assez denses. Le poème qui ouvre Blackbeard the Pirate à la manière d’une épigraphe (fig. 5) présente un véritable défi de traduction. Le traducteur doit-il reproduire les effets textuels tels que les rimes et le style langagier « d’époque », et si oui, dans quelle mesure ? La connotation humoristique et ironique du poème doit également être rendue dans la version traduite.
Si dans certains plans, les éléments originaux étaient reproduits aussi fidèlement que possible, notamment du point de vue de l’agencement du texte et de la typographie (voir, par exemple, les plans du Procès Paradine de la figure 1), d’autres étaient adaptés. Dans l’épigraphe de Barbe-Noire le pirate, on identifie plusieurs changements textuels. La versification et la métrique sont modifiées ; le faux nom d’auteur et les guillemets disparaissent. La qualité esthétique est également plus limitée dans la version traduite : la majuscule initiale y est moins soignée et la palette de couleurs moins marquée.
Les noms sont souvent adaptés, tout comme dans les dialogues doublés eux-mêmes. Dans Suspicion, George Melbeck, le patron de Johnnie Aysgarth devient Georges Melbeck en français et Giorgio Melbeck en italien. Même des éléments assez insignifiants sont parfois consciencieusement transposés, comme l’enveloppe dotée d’une adresse extraite de Suspicion (fig. 7), dont la dénomination « High Street » a été littéralement rendue par « Rue Haute ». Une telle traduction serait incongrue aujourd’hui. Le titre typiquement britannique « Esquire » a été traduit par « Capitaine » 16.
Le nom de Lina McLaidlaw, l’héroïne de Suspicion interprétée par Joan Fontaine, est rendu de multiples façons : Lina Mac Laidlan en italien ; Lina Mc Kinlaw en français (fig. 8).
L’ami et associé de son mari est désigné sous différents noms : Gordon Cochrane Thwaite (anglais), Gordon Thwaite (italien) et Gordon Wells (français) (voir fig. 3). Dans la version française de While the City Sleeps (La Cinquième Victime, Fritz Lang, 1956), le personnage d’Edward Mobley est rebaptisé Jack Mobley, et les inserts textuels de cette version respectent cette cohérence.
On pourrait envisager l’adaptation des noms à travers le prisme de la théorie de la domestication et de « l’étrangéisation » de Lawrence Venuti17. Plutôt que de favoriser un effet « étrangéisant », ces choix de traduction semblent faire du film traduit un texte naturel dans la langue cible, autant qu’il est possible. On trouve parfois, cela dit, des incohérences. Dans Spellbound, le protagoniste masculin joué par Gregory Peck est présenté sous le nom de « docteur Anthony Edwardes », mais il apparaît très vite qu’il n’est pas Edwardes et souffre d’une amnésie traumatique. C’est la comparaison de sa signature avec la signature authentique d’Edwardes qui prouve au docteur Constance Petersen, interprétée par Ingrid Bergman, qu’Edwardes n’est pas celui qu’il croit être. Dans la version italienne, Io ti salverò, le prénom d’Edwardes est culturellement adapté en « Antonio18 ». Cela pose un problème pour la présentation des signatures.
Comme le montre la figure 9, l’insert italien ajoute « io » à la fin du nom, tout en gardant apparemment (et étrangement) la longue queue du « y ». Lors de la comparaison des signatures, cependant, la version italienne conserve l’insert anglais (fig. 10).
Rien ne semble justifier cette incohérence, puisque les objets profilmiques italiens avaient déjà été créés et auraient pu être juxtaposés dans la version italienne comme dans la version anglaise. Il pourrait s’agir tout simplement d’un oubli.
Inserts textuels et montage
Tout texte diégétique à l’écran n’apparaît pas nécessairement sous la forme commode d’un insert19. Un texte faisant partie intégrante de l’action pose notamment des problèmes de montage et de continuité plus complexes. Dans Barbe-Noire le pirate, alors que le chirurgien du bateau, Robert Maynard, est en train d’opérer Barbe-Noire sous la contrainte, on lui tend un billet lui ordonnant de tuer le pirate. Les mains à l’image montrent que le tournage de l’insert français a été fait avec un autre acteur. Les changements de plan saccadés et grossiers dans la version française reflètent la difficulté d’intégrer les nouveaux plans de façon fluide au reste de l’action.
Dans Spellbound, l’héroïne se rend à la bibliothèque de l’hôpital afin d’y trouver un exemplaire du livre Labyrinth of the Guilt Complex [Le Labyrinthe du complexe de culpabilité], dont l’auteur est le nouveau directeur, le docteur Anthony Edwardes. On voit un plan d’une rangée de livres et une main qui se saisit de l’un d’eux. Le gros plan sur les livres est recréé dans la version italienne (fig. 12).
Dans la version anglaise, il n’y a qu’un seul plan, où l’on voit d’abord les dos des livres, puis la main venant saisir celui d’Edwardes. Dans la version italienne, un plan fixe sur les livres est intercalé, puis un changement de plan ramène au plan original ; on voit très clairement, bien que brièvement, que le livre pris sur l’étagère est la version anglaise.
Un problème similaire apparaît plusieurs fois dans While the City Sleeps, intitulé en français La Cinquième Victime. Au début du film, un policier inspecte les lieux d’un crime ; l’assassin a griffonné des mots sur le mur. L’homme apparaît en plan moyen et le graffiti est visible derrière lui. Puis, gros plan sur le graffiti. Dans la version française, on voit d’abord les mots en anglais derrière le personnage, mais l’insert avec le graffiti a été filmé une nouvelle fois en français.
Plus tard, dans le même film, on voit un gros titre de journal, en partie caché par un verre. Le gros plan sur le journal a été refilmé en français et inséré, mais le reste du plan, où la main se saisit du verre, provient de la version originale (fig. 13).
L’assemblage d’éléments dans les deux langues présente potentiellement une dissonance pour le spectateur, mais on suppose que la mise en avant de la traduction par le biais d’inserts crée une sorte « d’effet de pertinence » qui aura pour le spectateur sensiblement la même fonction qu’un sous-titre. Plutôt que de se substituer au plan en « langue-source », il le complète. Cet effet de pertinence peut également aider à expliquer les images qui ne sont qu’en partie localisées, comme par exemple, cette page de journal dans Spellbound, où seul le gros titre est traduit en italien, alors que le restant de la page est en anglais :
Dans un article passionnant consacré à M le maudit, version française en partie doublée et en partie retournée en français du M de Fritz Lang, il est dit, en référence aux nombreuses occurrences de texte visible à l’écran, « qu’il est impossible de substituer systématiquement un équivalent français filmé20 ». Sortie en avril 1932, cette version française s’inscrit dans l’âge d’or des productions multilingues, et il est donc quelque peu étonnant qu’une plus grande attention n’ait pas été portée à sa localisation, comme ce fut par exemple le cas pour la réalisation suivante de Lang, Le Testament du docteur Mabuse. Il apparaît à l’évidence qu’à partir de la fin des années 1930, la localisation incluait couramment le tournage de nouveaux inserts.
Le contexte de la localisation des inserts
D’un point de vue historique, il est intéressant de s’intéresser au contexte et à la longévité de cette pratique. Le refilmage d’inserts textuels était, semble-t-il, répandu dans les plus grands pays européens, bien que parmi les études que j’ai consultées, peu fassent état de cette pratique de la localisation21. Michel Chion suggère qu’elle était courante en France jusque dans les années 195022. En réalité, cette habitude semble avoir perduré au-delà ; les exemples que j’ai trouvés vont du début des années 1930 au début des années 1960. À partir des années 1950, on constate que le choix des plans à refaire était plus sélectif, et l’on trouve des textes en surimpression sur l’écran aussi bien que des inserts de nouvelles prises de vues. Dans le cas des films d’animation, la pratique a certainement eu cours bien plus longtemps. Pour ce qui est des lieux de tournage, on suppose que, dans la plupart des cas, la localisation faisait partie intégrante du processus de doublage. De nombreux pays (la France, l’Italie) avaient mis en place une législation visant à garantir que le doublage des films étrangers soit réalisé sur leur territoire, afin de protéger les emplois dans l’industrie du cinéma locale, et l’on ne prend pas trop de risques en affirmant que la localisation du texte était effectuée en même temps que le doublage. Cela expliquerait également les différences d’approches entre les doublages (voir les exemples de Suspicion aux figures 3, 7 et 8, ci-dessus). Il faut cependant admettre que le cas de Suspicion est assez particulier. Gerardo di Cola rapporte qu’au moment de l’Armistice de Cassibile en septembre 1943, lors de la reddition officielle de l’Italie aux Alliés, un groupe d’acteurs italiens se trouvait en Espagne pour le tournage du film Dora, o le spie (Raffaello Matarazzo, 1943). Après l’Armistice, ils ne purent pas rentrer chez eux et durent rester en Espagne jusqu’à la fin de la guerre. Durant cette période, ils doublèrent un grand nombre de films pour la Twentieth Century-Fox23.
Les questions techniques soulevées par le tournage de nouveaux inserts textuels sont fort intéressantes. Dans les génériques ou les prologues (Barbe-Noire le pirate, Le Procès Paradine), il arrive que le texte qui, dans la version originale, avait pour toile de fond des images animées, se retrouve sur un fond statique, une fois localisé. (fig. 15) :
Le fait que certaines séquences refilmées soient dépourvues d’arrière-plans animés suggère qu’aucune séquence vierge de toute inscription n’avait été fournie pour la localisation, ou en tout cas pas toujours. Il fallait donc tourner et monter de nouvelles images selon les besoins de la localisation. Dans la version italienne de Suspicion (Il sospetto), les inserts de textes semblent parfois avoir été dessinés, plutôt que filmés (voir le billet de train, fig. 3 ci-dessus). Si tel est le cas, c’est peut-être dû aux circonstances inhabituelles dans lesquelles cette version doublée a été réalisée.
Conséquences de la localisation des inserts
Cette pratique n’est pas sans effet sur la façon dont on envisage un film en tant qu’objet traduit. Comme pour tout couple texte source/texte cible, les nouveaux inserts soulèvent des questions d’équivalence et de fidélité aux inserts source. On peut par exemple se demander dans quelle mesure les éléments cible du plan (les mains, les pages, l’arrière-plan, la typographie et la mise en page) sont une reproduction « précise » du plan source, ou sont conformes à l’environnement du texte cible. Quels procédés courants de traduction et d’adaptation observe-t-on, quelles sont les normes des localisations d’inserts ? Sans irrévérence, on pourrait presque parler de mains source et de mains cible : les éléments visuels non-verbaux du film sont un contenu qui doit être traduit, tout autant que les mots, et ils constituent un aspect du film doublé qu’il convient de prendre en compte quand on considère ces films en tant que traductions.
Les nouveaux inserts soulèvent aussi d’importantes questions de textualité. Ils illustrent parfaitement les propos de François Thomas, quand il affirme : « Qu’un film soit diffusé dans plusieurs versions concurrentes au cours de sa carrière, c’est la règle et non l’exception24. » Aujourd’hui, ces versions localisées semblent oubliées. Et visiblement, le peu de cas que les distributeurs en font donne lieu à d’intéressantes anomalies pour les éditeurs de VHS et de DVD. Plusieurs versions d’un même film peuvent se retrouver sur le marché dans différents formats ; les éditions VHS et les versions diffusées à la télévision contenant les nouveaux inserts ont pu être remplacées, au fil du temps, par des éditions DVD produites à partir du master en langue-source. Une version doublée peut l’être intégralement (ce qui inclut les éléments verbaux sonores et visuels), ou partiellement : seule la bande-son doublée est alors ajoutée à une copie du film en langue-source. Dans ce dernier cas, les éléments verbaux acoustiques auront été transposés dans la langue-cible, mais le générique et les différents inserts seront toujours dans la langue-source. Le spectateur peut être perplexe devant certains gros plans de lettres ou d’annonces dont la durée et un éventuel accompagnement musical soulignent l’importance dans l’intrigue, sans qu’aucune traduction ne soit fournie dans la bande-son du doublage. Il peut donc arriver qu’un DVD propose en apparence une version doublée et une version sous-titrée d’un film, mais qu’une seule de ces deux appellations soit exacte, suivant le master qui a été utilisé. L’édition française du DVD du Procès Paradine, point de départ de mon projet de recherche, indique que le film peut être regardé en version originale (dans ce cas, la version anglaise) ou en version française, mais le générique et les inserts sont exclusivement en français, ce qui signifie que l’appellation « VO » n’est qu’en partie juste. Pour ce film, il ne s’agit que de quelques inserts textuels, et l’effet sur le spectateur est minime ; dans d’autres films, l’intrigue pourrait devenir difficile voire impossible à suivre. Les nouveaux inserts confèrent alors à l’œuvre une instabilité textuelle qui doit être étudiée avec soin25.
Le caractère « original » est aussi mis en question. Dans tous les cas, il convient de traiter avec scepticisme l’existence même d’» un » original pour un film26, en particulier quand il s’agit de ses traductions27. Quel est l’original ? Le texte « idéal » en langue-source ? Le film vu par ses premiers spectateurs dans la culture-source ? La version vue par les premiers spectateurs dans la culture-cible ? Comme le soulignent Michel Chion, ainsi que François Albera, Claire Angelini et Martin Barnier, les critiques d’aujourd’hui oublient souvent qu’ils regardent un film donné dans une version qui n’est peut-être pas la première à avoir été diffusée et qui diffère de celle qui a conditionné la première réception du film par son public cible28. Il est intéressant de noter, à une époque où de nombreux films classiques ont donné lieu à un nouveau doublage, qu’on observe un intérêt nostalgique pour le doppiaggio storico ou pour le « doublage d’époque » (en France) considéré comme un original à part entière qui tend à être préféré aux doublages suivants, considérés comme inférieurs29. Les critiques à l’encontre des doublages ultérieurs formulées par des communautés d’internautes reflètent un souci de fidélité qui caractérise une large part de la critique traditionnelle de la traduction.
Les inserts refilmés représentent des points de frictions qui incitent à s’intéresser à nouveau aux conséquences de la textualité audiovisuelle sur la recherche en traduction. Quelles catégories structurantes utilisons-nous ? Par exemple, la plupart des historiens du cinéma et de ceux de la traduction établissent une distinction très claire entre les productions multilingues et les films doublés. Pourtant, les inserts refilmés ajoutent une dimension de production multilingue à des films qui, par ailleurs, sont doublés. Certains films comme M le maudit (dans sa version française) associent doublage et images tournées spécifiquement : non seulement des inserts textuels, mais aussi des scènes entières30. Dans The Crimes of Dr Mabuse, aucune scène n’a été retournée, mais beaucoup ont été coupées par rapport à la version allemande, et tous les inserts ont été localisés. Ces deux exemples montrent bien à quel point la frontière est parfois poreuse entre versions multilingues et versions doublées : elles ne forment pas deux catégories distinctes mais un continuum.
Enfin, la localisation des inserts n’est pas sans effets sur le catalogage et sur l’étude des films. Les films dans lesquels j’ai puisé les images de cet article sont parfois disponibles dans de vieilles éditions VHS ou en DVD bon marché, qui sont remplacés, dès que les intérêts commerciaux le justifient, par des copies plus « authentiques » tirées du master en langue source, ou bien ces images proviennent d’enregistrements effectués à l’occasion de diffusions télévisées. Il semble qu’aucun système de collecte, d’archivage ou d’étude des copies de films localisés n’ait été établi, ce qui signifie que la plupart des éléments de ce domaine ont peut-être déjà été perdus. Des archives de « films traduits » qui réuniraient, à des fins d’étude, les copies distribuées en salles, diffusées à la télévision, éditées en VHS ou en DVD nous permettraient d’ouvrir un nouveau chapitre dans la recherche sur la façon dont les films voyagent entre les langues et les cultures.
Notes sur les sources
Les données sont présentées de la façon la plus exhaustive possible, quand elles sont disponibles.
Les inserts français du Procès Paradine viennent d’une édition non datée d’un DVD français zone 2 qui propose des versions audio anglaise et française et des sous-titres français, éditée par Aventi, copyright ABC, Inc. La bande-image est celle de la première version doublée en français en 1949, d’après le visa du générique de début. Ce doublage a été effectué par Lingua Synchrone.
Les inserts français de Barbe-Noire le pirate proviennent d’un DVD français zone 2 de 2004 proposant des versions audio anglaise et française et des sous-titres français, édité par les éditions Montparnasse dans la Collection RKO.
Les inserts de Soupçons proviennent d’une cassette VHS (Ciné-Collection, 1986). Voir le billet de blog de Pascal Lafitte du 22 août 2012 sur le site Objectif Cinéma.
Les inserts de Il sospetto semblent provenir d’une version diffusée sur la chaîne de télévision italienne RAI 3. Une sélection de ces inserts est disponible sur YouTube au moment où j’écris ces lignes.
Das Testament des Dr. Mabuse et Le Testament du docteur Mabuse appartiennent au domaine des « versions multiples » du début des années 1930. On peut les trouver dans l’édition Criterion Collection (n° 231) de The Testament of Dr. Mabuse. La version doublée et remontée en 1951 pour le marché américain, The Crimes of Dr. Mabuse, est disponible en DVD au format NTSC sous le titre The Diabolical Cinema of Dr Mabuse Volume 2, édité par All Day Entertainment dans la collection Deluxe Collectors en 2000.
La version italienne de Spellbound, intitulée Io ti salverò, est disponible à l’adresse suivante au moment de la rédaction de cet article.
La copie que j’ai consultée de La Cinquième Victime (While the City Sleeps) provient d’une diffusion à la télévision française.
Je remercie vivement Francesco Caminiti de m’avoir fourni d’inestimables informations sur le doublage et la localisation d’inserts en Italie, ainsi que les inserts de nombreuses versions italiennes. Merci à Ghislaine Weidmann qui m’a fourni les copies de Soupçons et de La Cinquième Victime.
Traduit de l’anglais par Marie Causse et Betty Serandour
L’auteur
Carol O’Sullivan est maître de conférences en traductologie (Translation Studies) à l’Université de Bristol. Ses domaines de recherche concernent la traduction audiovisuelle, l’histoire de la traduction et la traduction littéraire. Elle est l’auteur d’articles consacrés à la traduction de textes littéraires classiques, à la censure en traduction, à l’édition d’œuvres traduites à l’ère victorienne et au sous-titrage. Elle a codirigé, avec Luc van Doorslaer, Denise Merkle et Michaela Wolf, l’ouvrage The Power of the Pen: Translation and Censorship in Nineteenth-Century Europe (Vienne, LIT Verlag, 2010). Sa monographie Translating Popular Film est parue en 2011 chez Palgrave Macmillan. Elle est rédactrice associée de la revue Translation Studies.
Courriel : carol.osullivan@bristol.ac.uk