Note de lecture
Gerd Naumann, Filmsynchronisation in Deutschland bis 1955
Le doublage et ses différents procédés sont nés avec le cinéma parlant, principalement en Allemagne, aux États-Unis et en France. Cette méthode de traduction des films a pris une importance considérable en Allemagne, où elle demeure dominante aussi bien dans la distribution des films en salles qu’à la télévision. L’ouvrage de Gerd Naumann, Filmsynchronisation in Deutschland bis 1955 [Le doublage de films en Allemagne jusqu’en 1955], permet de découvrir et de comprendre les origines et le développement du doublage dans ce pays pendant le premier quart du siècle du cinéma parlant.
Directeur artistique de doublages et de pièces radiophoniques, auteur de livres et d’articles consacrés à la musique de film et au cinéma de genre, Gerd Naumann estime que l’histoire du doublage ne saurait être détachée de l’histoire du cinéma, ce qui serait encore trop souvent le cas selon lui. Il a mené de nombreux entretiens avec des témoins d’époques révolues, mais aussi avec des praticiens contemporains.
Après avoir passé en revue les ouvrages consacrés au doublage dans le domaine germanophone, Naumann conclut que, si le sujet a été étudié sous les angles sociologique, linguistique, économique ou politique, il ne l’a que trop rarement été du point de vue de l’histoire du cinéma. Il poursuit par quelques réflexions assez brèves sur le doublage comme moyen d’expression cinématographique et aborde plus largement le rôle de la parole dans la constitution de l’espace filmique. L’auteur détaille ensuite les étapes de fabrication d’une version doublée en allemand, de la première traduction intégrale au mixage final, aborde les conditions de travail et revient sur les quelques aspects esthétiques du doublage.
Les débuts hésitants du doublage en Allemagne
Le terme allemand de Filmsynchronisation recouvre le doublage à proprement parler, mais aussi, de manière plus générale, le synchronisme son-image. C’est pourquoi Naumann consacre un chapitre à l’éclosion du cinéma parlant et à ses évolutions techniques, particulièrement en Allemagne. Il rappelle que les expériences sur le son ont accompagné le cinéma dès ses débuts et détaille ces premières recherches, dont beaucoup ont eu lieu en Allemagne.
Après des débuts hésitants, le film parlant gagne rapidement les faveurs du public. Les studios allemands n’étant pas en mesure de satisfaire la forte demande, les Américains s’engouffrent dans ce marché. Mais encore faut-il rendre leurs films accessibles à un public germanophone. Trois modes de transferts linguistiques cohabitent au début du parlant : les versions multiples, le sous-titrage et le doublage. Les versions multiples, coûteuses, seront progressivement abandonnées au cours des années 1930. Le sous-titrage, malgré des coûts réduits, n’est pas en mesure de s’imposer non plus. Naumann n’y consacre que deux pages, mais il est intéressant de constater que les débats autour du sous-titrage tournent déjà autour de questions qui sont encore aujourd’hui d’actualité : la lecture des sous-titres demande trop de concentration et détourne l’attention des images. En 1930, un sondage effectué par la fédération des exploitants de salles constate que l’intérêt du public pour les versions sous-titrées est trop faible par rapport aux versions multiples ou doublées.
Plus accessibles que les films sous-titrés, moins chers que les versions multiples, les films doublés s’imposent aussi par une volonté politique : dès 1930, une loi sur la diffusion des films étrangers affirme que le public allemand est en droit d’entendre des artistes issus de son environnement culturel. À partir de 1932 tout film étranger distribué en Allemagne doit obligatoirement avoir été doublé sur le territoire allemand, ce qui poussera les majors américaines à monter des studios en Allemagne1.
La presse se fait l’écho du premier accueil mitigé réservé aux versions allemandes : problèmes de synchronisme et de mixage, voix monocordes des comédiens. Naumann avance comme explications de ces défaillances le manque d’expérience des comédiens et des techniciens, ainsi que la politique des studios qui consiste à enregistrer vite et au moindre coût. À ces reproches d’ordre technique semble s’ajouter une méfiance a priori vis-à-vis du transfert linguistique. Le destin de la version allemande du film américain À l’ouest rien de nouveau (All Quiet on the Western Front, Lewis Milestone, 1930) est, à cet égard, emblématique. Doublée à Berlin par la Rhythmographie GmbH et projetée en décembre 1930 en Allemagne, cette adaptation du roman pacifiste (et allemand) d’Erich Maria Remarque est vivement critiquée pour son prétendu anti-germanisme. Alors que le producteur, Universal, a pris soin d’adapter en amont les dialogues par crainte de heurter les spectateurs allemands, c’est justement ce manque de fidélité qui est reproché au film. Le débat prend une telle ampleur qu’Universal abandonne pour un temps le doublage au profit des versions multiples, à l’inverse de tous ses concurrents.
Passées les premières réticences, les versions allemandes ont néanmoins rapidement fait l’unanimité. Le synchronisme labial n’a cessé de se parfaire, tout comme le jeu des comédiens, notamment parce que les studios consacrent plus de temps aux enregistrements. Le futur réalisateur Werner Jacobs, qui travaille alors comme assistant monteur, raconte le soin apporté à la fabrication des versions allemandes dans les studios berlinois de la MGM : longues préparations en amont, intervention de plusieurs auteurs pour l’adaptation (et parfois même d’un humoriste pour les films de Laurel et Hardy). La qualité technique est telle que le public ne se rend plus forcément compte de l’origine étrangère des films, au point d’alarmer des critiques qui craignent pour l’avenir de la production nationale. Sur le plan esthétique, les adaptations gagnent également en liberté. Ainsi le dialoguiste Curt Wesse truffe-t-il la version allemande de King Kong (Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, 1933) d’expressions berlinoises2. Dès 1938, le critique Hermann Gressieker remet en cause le dogme du synchronisme labial.
Renaissance du doublage après la guerre
C’est dans le dernier chapitre de son livre, consacré à l’après-Deuxième Guerre mondiale, que Naumann propose des recherches réellement inédites en citant régulièrement des extraits des entretiens qu’il a menés. La guerre n’avait pas mis fin à l’activité de doublage, mais les productions italiennes et espagnoles avaient progressivement remplacé les films américains. Au lendemain de la guerre, le secteur cinématographique allemand est entièrement à reconstruire. Pourtant, la demande en films était forte. Pour y répondre, les salles programment des reprises de films étrangers et allemands qui doivent toutefois être expurgés de toute référence au national-socialisme. Le futur réalisateur et directeur de doublage Bodo Menck raconte ainsi comment il devait brouiller les pistes sonores des films destinés aux soldats allemands internés pour en supprimer les saluts nazis.
N’ayant pas été doublés en allemand faute de débouchés, les films étrangers plus récents sont distribués en version originale sans sous-titres. Les projections sont, dans un premier temps, accompagnées par des narrateurs, avant le retour relativement éphémère des copies sous-titrées. En effet, la demande en versions doublées se fait rapidement sentir. Il faut, pense-t-on, répondre au besoin de divertissement facile des spectateurs allemands, ce que les versions sous-titrées ne sont pas en mesure de faire. Naumann cite le critique Friedrich Luft qui défend la nécessité des versions allemandes malgré ce qu’il considère être leur intérêt artistique inférieur. Versions doublée et sous-titrée d’un même film cohabitent un temps, avant que ces dernières ne soient retirées des programmes par manque de spectateurs.
De leur côté, les Alliés ont tout intérêt à rendre accessibles leurs productions nationales aux spectateurs allemands, pour des raisons tant économiques qu’idéologiques. Le doublage compte donc parmi les premières activités cinématographiques réautorisées. Capitale de l’industrie du cinéma d’avant-guerre, Berlin a concentré en quelques années la majeure partie des activités de doublage. La reconstruction peut s’appuyer sur la présence d’un certain nombre d’équipements techniques ayant échappé aux destructions et sur un large vivier de professionnels alors au chômage technique. Parallèlement, de nouveaux sites d’enregistrement apparaissent dans chacune des zones d’occupation alliées, car chaque puissance victorieuse poursuit ses objectifs. Certains de ces sites se sont maintenus jusqu’à aujourd’hui. La division de l’Allemagne en zones d’occupation a ainsi redessiné, en partie, la carte des lieux du doublage.
Selon Naumann, les Soviétiques sont les premiers à relancer le doublage à Berlin, tant pour leurs besoins de propagande que pour empêcher une fuite des cerveaux vers les autres secteurs de la ville. Effectuée en étroite collaboration avec les professionnels allemands, bien rémunérés et régulièrement consultés sur le choix des films à traduire, cette relance rapide est cruciale dans l’éclosion d’une industrie cinématographique de haut niveau dans la future République démocratique d’Allemagne. Dès sa création en 1946, la DEFA3 a par exemple recours au tout jeune procédé du son magnétique pour fabriquer ses doublages.
Américains et Britanniques poursuivent principalement des objectifs commerciaux en exploitant des films produits durant la guerre, mais qui n’avaient pas pu être distribués sur le territoire allemand jusque-là. Le choix des films doublés obéit donc à une logique essentiellement commerciale et se porte sur les productions potentiellement les plus vendeuses auprès du public allemand. Les Américains ont par ailleurs des buts idéologiques : les films projetés doivent aussi servir à rééduquer et à dénazifier le spectateur allemand. Si Américains et Britanniques font doubler une partie de ces films à Berlin, les premiers relancent également les studios de doublage munichois, tandis que les seconds créent aussi de toutes pièces une industrie du doublage à Hambourg.
Les autorités militaires françaises s’engagent très tôt dans une politique de coproductions franco-allemandes, tout en favorisant la fabrication de versions allemandes. Les premiers films français doublés le sont à Berlin (La Cage aux Rossignols, Jean Dréville, 1945, pour le tout premier) mais, à partir de novembre 1946, la majeure partie des enregistrements est délocalisée dans la petite ville badoise de Teningen, en zone d’occupation française. Naumann y voit une politique délibérée. En finançant largement la création d’une société ad hoc, l’Internationale Film-Union, les Français cherchent à s’émanciper des studios berlinois pour mieux contrôler le doublage des films qu’ils exportent en Allemagne. Le choix insolite de monter un studio de doublage en rase campagne s’explique par la présence d’appareils de la Tobis-Klangfilm, entreposés là durant la guerre. Quelques mois plus tard à peine, Teningen est abandonnée pour un nouveau studio créé de toutes pièces dans la vallée bucolique de Calmuth, près de Remagen, à 350 kilomètres au nord. Le lieu est doté d’un matériel de pointe, mais son isolement géographique pose des problèmes logistiques de taille. L’organisation des séances d’enregistrement est longue et coûteuse puisqu’il faut faire venir les comédiens de loin.
Naumann consacre des pages intéressantes à la pratique du doublage dans la décennie de l’après-guerre, nourries d’entretiens avec des auteurs, des réalisateurs et des comédiens de doublage ainsi qu’avec des producteurs et distributeurs de l’époque, mais aussi d’articles de presse et de quelques analyses de films. Le doublage était désormais une pratique établie et acceptée du public. Mais cette familiarité a aussi rendu les spectateurs plus exigeants. Comme le notent un producteur et un distributeur interrogés par Naumann, la qualité du doublage pouvait conditionner la réussite commerciale d’un film. Pour les producteurs de l’immédiat après-guerre, un film bien doublé était un film qui passait pour allemand à tout prix. C’est ce que Gert J. Weber, fondateur d’un studio de doublage berlinois, désigne sous le terme d’Alemannitis : synchronisme labial à tout prix, traduction des titres et des noms de lieu, prononciation allemande des prénoms. Naumann illustre ce point par des exemples tirés de The Secret Life of Walter Mitty (Norman Z. McLeod, 1947) et Virginia City (Michael Curtiz, 1940). Il relève aussi la propension des doublages de l’époque à gommer les références à la période nationale-socialiste. Les exemples, que l’auteur puise dans Notorious4 (Alfred Hitchcock, 1946) et Casablanca (Michael Curtiz, 1942), sont assez parlants.
Un ouvrage qui laisse sur sa faim
Version remaniée d’une thèse de doctorat, Filmsynchronisation in Deutschland bis 1955 pèche par une démarche et un style très universitaires et didactiques, parfois rébarbatifs. L’ouvrage est néanmoins riche en informations grâce aux développements inédits du chapitre consacré au renouveau d’après 1945. Il permet aussi de découvrir tout un pan passionnant de l’histoire du cinéma allemand.
Avec cet ouvrage, Gerd Naumann affirme combler une lacune en ce qui concerne le doublage en Allemagne, ce qui est discutable. S’il manquait en effet une synthèse historique sur la question, les années d’avant la Deuxième Guerre mondiale semblent désormais bien étudiées. Les chapitres du livre consacrés à cette période le confirment implicitement puisque l’auteur s’appuie essentiellement sur des sources secondaires5. Atouts notables de l’ouvrage, les témoignages et souvenirs de protagonistes de l’histoire du doublage viennent surtout éclairer un chapitre sur la fabrication d’un doublage et sur les évolutions après 1945. Si le récit s’en trouve plus vivant, ces témoignages sont toujours présentés tels quels, sans aucune interrogation critique.
Malgré la richesse des documents d’époque (articles de presse, documents commerciaux et publicitaires, etc.) et des souvenirs de première main, reste une question cruciale : où sont les films ? Il est stupéfiant qu’une étude aussi ambitieuse ne propose pas la moindre analyse d’une version allemande spécifique. Bien sûr, Naumann revient régulièrement sur des exemples de doublages, mais les développements sont succincts et généralement repris d’autres auteurs. Il est significatif que cet angle ne soit même pas abordé dans la présentation méthodologique. Enfin, comme souvent pour ce type de publication, on ne peut que déplorer son prix prohibitif de 60 €.
Gerd Naumann, Filmsynchronisation in Deutschland bis 1955, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2016