De l’écrit à l’écran : la « traduction révisée et abrégée » d’Anna Karénine
Mettre en résonance la traduction d’une œuvre littéraire et celle de son adaptation cinématographique, telle est l’ambition de cette rubrique, « De l’écrit à l’écran ». Curieusement, Anna Karénine n’a fait l’objet d’aucune retraduction récente, contrairement à nombre de classiques de la littérature russe (que l’on songe par exemple au travail d’André Markowicz sur les œuvres de Dostoïevski et de Pouchkine). L’éditeur jeunesse L’École des loisirs a cependant publié à l’automne 2012 une « traduction révisée et abrégée » du roman. Cet intitulé intrigant nous a donné envie d’en savoir plus auprès de l’auteur de cette adaptation destinée aux adolescents, Boris Moissard.
Vous avez déjà fait un travail comparable sur d’autres classiques étrangers (notamment Dracula, Les Hauts de Hurle-Vent, ou encore Le Portrait de Dorian Gray). Comment se fait le choix des œuvres ? S’agit-il d’une commande de l’éditeur ou d’un désir personnel de vous plonger dans tel ou tel roman ?
L’École des loisirs propose depuis longtemps une collection de « classiques abrégés » qui veut mettre les chefs-d’œuvre littéraires – sans les déshonorer ni les dénaturer – à la portée de collégiens et de lycéens dont la capacité, l’envie et les occasions de lecture tendent peut-être aujourd’hui à se réduire. Il s’agit plutôt, en fait, d’essayer d’élever ces jeunes gens au niveau des chefs-d’œuvre, en abrégeant ceux-ci dans le plus grand respect de leur forme et de leur ton.
Personnellement cette entreprise me réjouit et me passionne. Je crois que tout lecteur, quand il lit, abrège. Moi, en tout cas, j’ai toujours abrégé, lu beaucoup de pages en diagonale. Et il en va du livre comme de la table. Nos aïeux étaient des ogres, ils avaient un appétit que nous avons perdu. Ils étaient capables d’ingurgiter quatre ou cinq plats au même repas de noce et pouvaient lire dix tomes de suite. Pour nous – et je crois que c’est Mona Ozouf qui le dit – savoir lire c’est d’abord savoir ne pas lire. Chacun fait son choix, s’en tient à son régime propre, et il doit le faire sous peine d’indigestion et de cholestérol.
Je suis tombé récemment sur une interview de Régis Debray dans laquelle il déclare Les Misérables incomestibles aujourd’hui in extenso. Il a raison. L’homme moderne n’a plus le temps ni la force d’absorber les descriptions hugoliennes. Le cinéma lui en fournit d’autres beaucoup plus directement réalistes et convaincantes. Toute la littérature mondiale de tous les temps serait d’ailleurs aujourd’hui à « dégraisser », si on veut lui conserver une chance de trouver à l’avenir des amateurs. Tel est en tout cas mon humble avis.
Cela dit, je n’ai personnellement rien contre aucune œuvre en particulier. Mon éditeur me propose celle-ci ou celle-là à amputer, me sachant par principe friand d’abrégement. Et, bien sûr, si un film est en vue, cela peut être un motif supplémentaire et justifié d’exercer sans délai les soustractions chirurgicales voulues. Ça a dû être le cas pour Anna Karénine. Mais en général, je n’écoute que mon bon plaisir. Égoïstement je vais vers les classiques que je n’ai jamais lus, ou que j’ai lus voici trop longtemps, et que je souhaite relire. Car la meilleure manière de lire, de vraiment lire, c’est de traduire, d’abréger ou d’adapter. Dans ce genre d’opérations, on pèse chaque mot, chaque phrase, chaque réplique. Cette lecture « professionnelle » est la seule qui aille au fond des choses et vous mette en symbiose avec l’auteur. Le lecteur non professionnel, le lecteur de plaisance, ne fera jamais que surfer sur l’œuvre ou la survoler en touriste. Ce qui n’est déjà pas si mal, remarquez.
Vous êtes-vous référé au texte russe ou êtes-vous parti d’une ou de plusieurs traductions françaises existantes ? Le cas échéant, qu’est-ce qui a motivé votre choix de vous appuyer sur telle ou telle version ?
Je ne parle pas un mot de russe. J’ai donc réuni, fondu en une seule et retravaillé trois traductions françaises, plus une quatrième incomplète. Je ne les nommerai pas, pour pouvoir en dire tout le mal que j’en pense. Mon travail a abouti à une sorte de cinquième version dont j’ai l’intuition modeste mais farouche qu’elle est de loin la plus fidèle au texte original. Tolstoï, comme la plupart des écrivains de son calibre, se signale entre autres par une énorme drôlerie, un comique explosif, un vrai brio de caricaturiste (sauf, bien sûr, quand il s’agit pour lui de jeter la pauvre Anna sous le train). Ce sens du comique m’a frappé tout au long de ma lecture, tandis que m’accablait la pesanteur sénatoriale des différentes versions françaises dont je disposais et qui, par parenthèse, différaient l’une de l’autre au point que je croyais avoir affaire chaque fois à un autre roman. Heureusement, ce qu’il y a d’extraordinaire chez les grands écrivains, c’est que leur génie diffuse des ondes particulières et caractéristiques, qui passent au travers de n’importe quoi. On en est toujours plus ou moins irradié.
On imagine que ce n’est pas une mince affaire de remanier et d’abréger une traduction d’Anna Karénine, en raison du statut de son auteur et de l’ampleur du roman. Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Ma mission était surtout d’abréger. La difficulté d’une opération d’abrégement dépend non de la longueur du livre mais de sa qualité. Meilleur est l’auteur, plus grande est cette difficulté, car alors on ne trouve pas grand-chose à ôter au texte, peu de passages à couper. Dans le cas d’Anna Karénine, on enlève sans dommages pour l’ensemble deux ou trois digressions mystiques et religieuses, quelques considérations ontologiques, divers aperçus d’agronomie. Pour le reste, il faut se faire violence. Et il faut aussi beaucoup d’une sorte de respect que je qualifierais de filial, beaucoup d’amour envers l’auteur en particulier, et envers la littérature en général, pour se sentir en droit de se faire cette violence. L’abrégement est un acte moins de soustraction que de vénération, c’est un culte qu’on célèbre. On allège pour donner du poids. Et c’est le privilège du petit-fils qui s’agite sur les genoux de son grand-père adoré : il a le droit de lui tirer la barbe. N’importe qui ne peut pas se le permettre.
Comment faites-vous vos choix de réécriture ? Avez-vous toute latitude ou l’éditeur vous impose-t-il un canevas ?
Il ne s’agit, à proprement parler, jamais de réécriture, ni de résumé, ni de synthèse, à moins que toute traduction ne soit, elle aussi, au moins une réécriture. Mon éditrice, Marie-Hélène Sabard, ne badine pas sur la « feuille de route » qu’elle impose à ses abrégeurs. Elle accorde la gomme, jamais le crayon. Je peux retrancher, pas ajouter, ni bricoler. Et il m’est demandé d’opérer le retranchement dans l’esprit particulier de la collection, qui est une collection destinée aux adolescents, aux jeunes. Disons que, comme le fait peut-être un cinéaste, je tâche de préserver avant tout l’action du roman, de respecter sa ligne dramatique. Il faut que le jeune lecteur tourne la page et soit emporté par l’histoire. Tout cela, encore une fois, dans le strict et rigoureux respect des intérêts moraux et littéraires de l’auteur et de l’œuvre. Marie-Hélène Sabard me relit : elle a un œil d’aigle et une férule de plomb.
L’adaptation pour un public jeunesse passe-t-elle aussi par un travail de modernisation de la langue ? Si oui, dans quelle mesure, avec quelle latitude par rapport au texte original et par quels moyens ?
Ma réponse sera simple. Modernisation, oui, à la rigueur, mais légère, discrète et pleine de tact, pour une compréhension plus exacte par le lecteur d’aujourd’hui de ce qui a été écrit hier. Ce, d’autant que la traduction qu’on abrège est sans doute elle-même déjà (à moins qu’elle ne soit contemporaine de l’œuvre originale) une modernisation. Si Corneille était un dramaturge étranger, on pourrait aujourd’hui remplacer par exemple son « Rodrigue, as-tu du cœur ? » par « Rodrigue, as-tu du courage ? », puisque c’est ce que demande précisément, dans la langue du XVIIe siècle, le père au fils, et non s’il est gentil et serviable. Par contre, pas d’anachronisme langagier, jamais ! Rien ne serait pire que Vronski s’exclamant en 1870 dans un salon de Saint-Pétersbourg : « J’en ai ras le bol de ma famille, c’est une bande de bourges. »
Il n’y a semble-t-il pas eu de retraduction récente d’Anna Karénine. Est-ce que cela tient selon vous à la longueur de l’œuvre, à la qualité déjà bonne des traductions existantes, à d’autres raisons ?
Alors, là, je suis bien incapable de vous répondre. Ce que je constate et déplore, c’est qu’on a tendance aujourd’hui à refaire en moins bien d’excellentes traductions existantes, et qu’en revanche (si on peut parler de revanche), on en laisse traîner d’autres qui mériteraient largement les honneurs du remplacement. Là non plus, pas de noms !
Propos recueillis par Anne-Lise Weidmann le 11 janvier 2013