Sous-titrage, versions multiples, doublage
En quête du mode de traduction optimal
Au temps du muet, la traduction des films présentait peu de difficultés, puisqu’il suffisait de substituer aux intertitres originaux des cartons dans la langue du pays de distribution. Ce n’est qu’avec l’arrivée du parlant sur les marchés européens, à partir de 1929, que ce transfert linguistique devient problématique : comment traduire les films parlants ? Ne vaudrait-il pas mieux ne pas les traduire du tout ?
En mai 1930, une enquête sur la réception des films en langues étrangères est menée auprès d’exploitants de salles européens1. Les réponses émanent des organisations professionnelles de Belgique, du Danemark, d’Allemagne, du Royaume-Uni, de Finlande, de Yougoslavie, des Pays-Bas, de Suède, du land autrichien de Styrie et de Tchécoslovaquie. Toutes soulignent que le grand public rejette les films en langues étrangères lorsqu’ils ne font l’objet d’aucune forme de traduction. Ils ne sont acceptés que dans les pays où la langue concernée est parlée (des films en allemand, en français et en italien sont par exemple distribués en Suisse) ou au moins maîtrisée par une forte proportion de la population (ainsi, de nombreux Néerlandais et Danois comprennent aussi l’allemand).
Les films en langues étrangères étant boudés par la majorité du grand public européen, il faut donc les transposer dans la langue des spectateurs visés et vers 1930, plusieurs procédés de traduction se trouvent en concurrence. Celui de la « voix off » conserve la bande-son, à laquelle se superpose un commentaire lu par un narrateur pour expliciter l’intrigue. Dans d’autres cas, des intertitres explicatifs viennent momentanément masquer l’image, tandis que les spectateurs continuent à entendre le son d’origine. Trois autres procédés, que nous allons analyser dans cet article, s’imposent au cours des années 1930 : le sous-titrage, le doublage et les versions multiples.
Avant toute chose, il est nécessaire de traduire les dialogues dans la langue du public cible. Dans le cas du sous-titrage, cette traduction est incrustée dans une suite de photogrammes sous forme de lignes de texte, de telle sorte que le spectateur puisse lire les répliques dans sa langue au moment où elles sont prononcées. En doublage, les dialogues traduits sont réenregistrés, en général par des locuteurs natifs du pays qui importe le film, et ce sont les voix des comédiens de doublage que l’on entend au lieu de celles des acteurs d’origine. Lorsque le film est refait dans la langue du pays destinataire, on parle de « versions multiples ». L’œuvre est alors retournée dans son intégralité avec de nouveaux acteurs qui s’expriment cette fois dans la langue du pays de distribution. Les voix qu’entend le public sont celles des acteurs qu’il voit parler, ce qui n’est pas le cas dans la version doublée. Contrairement aux remakes, le contrôle de la production des versions multiples incombe au studio qui a produit l’« original » (souvent en coopération avec un partenaire étranger).
Tous ces procédés constituent des modes de traduction des films parlants. En 1929, le parlant ne s’impose toutefois pas du jour au lendemain, mais progressivement. Si l’équipement des salles en matériel de projection sonore s’accomplit très rapidement en Allemagne et au Royaume-Uni (en 1935, 99,9 % des cinémas de ces deux pays sont passés au parlant), l’opération prend nettement plus longtemps dans certains pays tels que le Portugal et la Roumanie (dont respectivement 45,7 % et 53,7 % des salles sont sonorisées en 1935)2. Des versions muettes de films parlants, avec intertitres, sont souvent produites à destination des cinémas qui ne sont pas encore équipés.
Le sous-titrage, procédé standard
Dès 1929, la très grande majorité des pays européens a recours au sous-titrage, de préférence à tous les autres procédés. Il devient sur le Vieux Continent le mode standard de traduction des films étrangers, par opposition aux versions multiples, phénomène éphémère, et au doublage, limité à quelques pays.
Le sous-titrage ne peut s’implanter que dans les pays dont le public est à même de lire avec une aisance suffisante. Dans l’ensemble, le taux d’alphabétisation ne constitue pas un obstacle à la généralisation du sous-titrage en Europe. En 1930, la quasi-totalité des habitants d’Europe du Nord, de l’Ouest et centrale savent lire ; ce n’est certes pas le cas dans le Sud et l’Est du Vieux Continent, mais une grande majorité de la population y maîtrise néanmoins la lecture3.
Si le sous-titrage s’impose comme le procédé standard de traduction, c’est aussi et surtout parce que le public peut l’accepter relativement facilement, d’un point de vue anthropologique. Comme le montrent des sondages et articles de presse du début des années 1930, le sous-titrage comme le doublage requièrent des processus d’apprentissage particuliers de la part des spectateurs. Dans le cas du sous-titrage, ce processus est bien plus aisé que dans celui du doublage. Certes, un temps d’adaptation semble nécessaire pour prendre l’habitude de lire pendant un film : vers 1930, la presse spécialisée française et allemande estime que la lecture des sous-titres est fastidieuse et détourne l’attention de l’image4. Si les spectateurs s’habituent néanmoins sans difficulté aux films sous-titrés, c’est sans doute parce qu’ils s’étaient déjà accoutumés à lire les intertitres des films muets. La nouveauté réside non pas dans le fait de devoir lire au cinéma, mais dans celui de devoir lire tout en suivant les images.
Le sous-titrage étant moins onéreux que les versions multiples et le doublage, il s’implante également pour des raisons économiques dans les communautés linguistiques de moindres dimensions. On sous-titre ainsi en Belgique, en Finlande, en Grèce, aux Pays-Bas, en Norvège, en Pologne, au Portugal, en Suède, en Suisse et en Tchécoslovaquie.
Les versions multiples, procédé idéal
En France, en Allemagne, en Italie, en Espagne et au Royaume-Uni, ce sont les versions multiples qui s’imposent dans un premier temps comme mode de traduction des œuvres cinématographiques, malgré l’existence du sous-titrage, procédé rentable et bien accepté culturellement. La décision de réaliser des versions multiples se prend généralement dès la planification de la production du film original, ce qui n’est pas le cas pour le sous-titrage ou le doublage.
D’un point de vue culturel, les versions multiples constituent un mode de traduction idéal : contrairement aux versions sous-titrées et doublées, elles ne nécessitent aucun apprentissage de la part du public, puisqu’elles ne sont pas perçues comme des traductions, mais comme des films à part entière que les spectateurs voient dans leur langue maternelle (à condition que les acteurs soient des locuteurs natifs de la langue concernée).
Bien que les versions multiples répondent, à l’origine, à un besoin de traduire les films, il s’avère très vite qu’elles offrent des possibilités bien plus riches que le sous-titrage et le doublage pour adapter aussi l’œuvre aux attentes culturelles de chaque public ciblé. Si les versions multiples constituent un procédé « idéal », ce n’est donc pas seulement parce qu’elles ne supposent aucun apprentissage de la part du public, mais aussi parce qu’elles apportent une réponse nouvelle et prometteuse à la diversité culturelle des pays européens. Comme le montrent des études menées en Allemagne, en France, en Suède et en Tchécoslovaquie, les publics nationaux privilégient leurs propres comédiens et traditions culturelles, aux dépens des stars et des films hollywoodiens5. Ces préférences tiennent aux modes de vie distincts qui se sont développés au fil des siècles dans les différents pays d’Europe.
La principale stratégie d’adaptation culturelle consiste à embaucher des acteurs du pays cible pour composer le casting des versions multiples. Ce processus, qui ne relève pas à l’origine d’une stratégie délibérée, a deux conséquences. D’une part, il devient courant de faire appel à des locuteurs natifs pour jouer dans les versions multiples, car ils sont mieux acceptés par le public. Si cette pratique s’impose dès les débuts du parlant en Europe, Hollywood expérimente quelque temps en employant des acteurs américains qui ne maîtrisent pas réellement la langue cible, mais se contentent de la reproduire phonétiquement. Citons ici la version allemande de Le Désir de chaque femme (A Lady to Love, Victor Sjöström, 1930) et Kismet (John Francis Dillon, 1930-31)6, ainsi que les versions allemandes, espagnoles et françaises de films aux stars irremplaçables telles que Laurel et Hardy ou Buster Keaton7.
Ces différences de stratégies de part et d’autre de l’Atlantique tiennent au fait qu’il est particulièrement coûteux de faire venir des acteurs européens à Hollywood pour jouer dans les versions multiples, tandis qu’il l’est beaucoup moins de les faire voyager d’une métropole à l’autre du Vieux Continent. Les États-Unis trouvent la solution à leur dilemme en délocalisant la production des versions multiples en Europe : dès 1929, la Paramount tourne les siennes dans ses propres studios à Joinville, non loin de Paris8.
D’autre part, les producteurs s’aperçoivent bientôt qu’il est nettement plus lucratif de faire appel, pour leurs versions multiples, à des acteurs de premier plan qu’à des seconds couteaux. Ces versions ont ainsi « l’avantage du terrain », puisqu’elles emploient des acteurs populaires auprès du public, un atout que ne possèdent ni le sous-titrage, ni le doublage. Les versions francophones de certaines productions allemandes affichent ainsi un casting de stars françaises, comme Le Chemin du paradis (Wilhelm Thiele, Max de Vaucorbeil, 1930), avec Henri Garat, et les versions germanophones de films tchèques ou américains font appel à des stars allemandes : Tausend für eine Nacht (Max Mack, 1932) avec Claire Rommer, ou Menschen hinter Gittern9 (Paul Fejos, 1930-1931) avec Heinrich George.
Si la composition du casting est la principale stratégie d’adaptation culturelle aux attentes du public visé, elle est loin d’être la seule. Le lieu où se déroule l’intrigue est par exemple souvent transféré dans le pays d’exportation du film : c’est ainsi que Son Altesse l’amour (Robert Péguy, Erich Schmidt, 1931), version française de Ihre Majestät die Liebe (Joe May, 1930), se passe à Paris et non à Berlin. En outre, les connaissances culturelles du public cible sont prises en compte : dans Le Chemin du paradis, version française de Die Drei von der Tankstelle (Wilhelm Thiele, 1930), l’histoire d’amour entre Lilian Harvey et Henri Garat débute nettement plus tôt que dans l’« original » avec Lilian Harvey et Willy Fritsch, car si le duo Harvey-Fritsch est déjà familier au spectateur allemand, le public français ne peut savoir d’emblée que Harvey-Garat forment le couple vedette du film.
Dans l’ensemble, les variations culturelles introduites dans les versions multiples restent néanmoins minimes en comparaison de celles qu’apportent les remakes. L’intrigue de l’œuvre originale n’est généralement pas modifiée. Cette caractéristique n’est pas seulement due à l’efficacité de la production parallèle des différentes versions (c’est la pratique habituelle à l’UFA, où l’original et ses déclinaisons sont tournés à la suite, plan par plan). Elle tient surtout au fait que les producteurs fabriquent ces versions « à la chaîne », même lorsqu’ils les font tourner dans un autre pays postérieurement à la réalisation de l’original, comme c’est le cas de la Paramount. Ce système tayloriste limite les variations culturelles, même s’il n’empêche pas de subtiles adaptations de détail.
Le mode de production des versions multiples apporte ainsi une solution optimale au problème de la traduction des films parlants, car il ne présuppose aucun apprentissage de la part du spectateur et permet une adaptation culturelle plus fine que le doublage ou le sous-titrage. Cette forme de « traduction » ne parvient cependant à s’imposer que sur les grands marchés cinématographiques européens, seuls à pouvoir amortir les coûts considérables des versions multiples qui atteignent entre 70 et 80 % de ceux de la production originale10. Une étude statistique menée sur les quelque 500 versions multiples réalisées pour les marchés européens montre que 93 % d’entre elles sont concentrées dans cinq espaces linguistiques11. Il s’agit, dans l’ordre décroissant du nombre de versions multiples distribuées dans chaque pays, de la France (234), de l’Allemagne (140), du Royaume-Uni (48), de l’Espagne (42) et de l’Italie (32)12. Les 7 % restants sont destinés aux nombreuses communautés linguistiques de plus petite taille : suédoise (12), néerlandaise (7), polonaise (4), tchèque (4), portugaise (3), roumaine (3), hongroise (3), bulgare (1) et danoise (1). Pour être rentabilisées dans les pays de dimensions plus modestes, les versions multiples doivent rencontrer un succès exceptionnel.
Dès 1931, la production de versions multiples amorce un déclin irrémédiable, bien qu’elle se maintienne à un niveau élevé jusqu’au milieu des années 1930 (voir graphique). À partir des années 1940, les versions multiples ne sont plus que des cas isolés sur les grands marchés européens. Les raisons de ce recul sont économiques : les versions multiples étant pratiquement aussi coûteuses à réaliser que le film original, le risque d’échec auprès du public est lui aussi presque aussi grand. En outre, compte tenu des différences culturelles entre les publics européens, rares sont les intrigues susceptibles de rencontrer simultanément le succès sur deux marchés ou plus, moyennant des adaptations minimes.
Deux autres stratégies d’adaptation culturelle s’avèrent nettement moins risquées et plus rentables que les versions multiples. La première consiste à revendre les droits du film à l’étranger. Avant de les acquérir, l’acheteur a ainsi le temps de mesurer le succès de l’œuvre dans son pays d’origine. Il peut ensuite confier à des spécialistes de la culture cible la nouvelle mise en scène ; en conséquence, le degré d’adaptation culturelle est supérieur à ce qui aurait été possible dans le cadre d’une version multiple. Dans les années 1930, les droits des films allemands sont de plus en plus fréquemment vendus en Grande-Bretagne. Viktor und Viktoria (Reinhold Schünzel, 1933) est ainsi refait sous le titre First a Girl (Victor Saville, 1935).
La seconde stratégie consiste à produire des films directement pour un marché étranger donné, et non plusieurs versions, au sens large, d’un même film. Sous le Troisième Reich, des spécialistes de la culture française réalisent ainsi pour le compte de studios allemands des films taillés sur mesure pour le public hexagonal, la grande majorité des recettes revenant aux bailleurs de fonds allemands. Entre 1933 et 1939, l’UFA produit par exemple pour sa filiale ACE (Alliance cinématographique européenne) des films français en Allemagne ; la Continental produit des films français en France sur financements allemands à partir de 1940.
Le doublage, procédé de substitution
Dans les pays initialement adeptes des versions multiples, c’est le doublage et non le sous-titrage qui s’impose au cours des années 1930 comme mode de traduction des films étrangers. Une étude menée en 1950 par l’industrie cinématographique américaine sur un grand nombre de pays européens montre que l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne sont les seuls pays qui n’acceptent les films étrangers qu’en version doublée13. Le public français privilégie également le doublage, même s’il ne rejette pas le sous-titrage. Le Royaume-Uni est le seul pays où la question de la traduction ne se pose pas, car son marché se trouve en autarcie linguistique du fait des films hollywoodiens14.
S’il faut attendre les années 1930 pour que le doublage s’impose comme procédé de traduction des films étrangers dans les pays susmentionnés, cela tient non pas à des raisons techniques, mais à des considérations anthropologiques et culturelles. Techniquement, le doublage est maîtrisé depuis 1929, mais il est d’abord rejeté dans tous les pays. Parallèlement, le sous-titrage ne suscite nulle part de résistances insurmontables, dès lors que le public sait lire. Dans l’enquête évoquée au début de cet article, menée en 1930 auprès des exploitants de salles européens, les réponses sont unanimes : avec le grand public, le doublage est « impossible », « un échec »15.
Ce large rejet des films doublés ne tient pas fondamentalement au problème du synchronisme, comme en témoigne le cas des « versions optiques ». Dans ces dernières, les acteurs s’expriment dans la langue du pays cible en phonétique, sans nécessairement la comprendre et sont postsynchronisés par des locuteurs natifs de cette même langue, ce qui permet d’obtenir un synchronisme parfait des dialogues avec le mouvement des lèvres16. Cette technique n’empêche cependant pas le mauvais accueil réservé aux doublages.
Il ne s’agit donc pas au premier chef d’un problème de perception, mais de connaissance : les spectateurs rejettent le doublage parce qu’ils savent que les voix des comédiens de doublage ne sont pas celles des acteurs qu’ils voient. La voix d’un individu associée ouvertement à l’image du corps d’un autre génère une distance. Spectateurs et journalistes le rapportent au début des années 1930, en Allemagne comme en France17.
Dans ce contexte, il apparaît clairement que si les versions multiples constituent un procédé de traduction cinématographique idéal d’un point de vue culturel, c’est précisément parce que les comédiens y prononcent eux-mêmes leurs répliques. L’unité de la voix et du corps de l’acteur est préservée, si bien que les versions multiples ne rencontrent pas le même type de résistances que le doublage.
Par comparaison avec les versions multiples, le doublage est un procédé moins onéreux : les coûts d’une « version optique » représentent entre 15 et 20 % du budget du film original, tandis qu’une « version acoustique », c’est-à-dire un doublage tel que nous le connaissons de nos jours, est encore meilleur marché16. Par rapport au sous-titrage, en revanche, le doublage est nettement plus coûteux. Comment expliquer l’adoption, par l’Allemagne, l’Espagne, la France et l’Italie, d’un mode de traduction beaucoup plus onéreux que le procédé standard, dont la réception est en outre problématique pour des raisons anthropologiques ?
L’acceptation culturelle du doublage suppose un processus d’apprentissage plus important. Sachant que la voix qui émane de l’acteur est celle d’un autre comédien, le spectateur doit apprendre à ne pas y prêter attention. Au final, il se trouve toutefois récompensé, puisqu’il peut ménager sa concentration : il est moins contraignant d’écouter que de lire. En Allemagne et en France, ce processus d’apprentissage est acquis vers 1933. Un journaliste américain rapporte alors que le public allemand s’est habitué à entendre parler allemand sur des mouvements de lèvres américains18. En dépit de la campagne anti-doublage orchestrée par la presse allemande à l’époque de la sortie des premiers films doublés, le public a manifestement appris à accepter le doublage et ne se demande plus à qui appartient la voix qui sort du haut-parleur. Ce processus d’acceptation progressive fait l’objet d’une réflexion théorique, en Allemagne comme en France : après les polémiques enflammées des débuts, qui mettaient en doute la possibilité même de réaliser des doublages, on cherche maintenant à balayer les objections et à prouver la faisabilité de la chose19.
Le processus d’apprentissage que nous venons d’analyser ne peut cependant se produire que lorsqu’un marché donné assume le risque économique de proposer des versions doublées en nombre suffisant, malgré le rejet initial du public ; or le secteur du 7e art ne prend un tel risque que lorsqu’il est soumis à une certaine pression. Celle-ci ne vient pas, en l’espèce, d’un défaut de maîtrise de la lecture dans la population car vers 1930, la quasi-totalité des Allemands et des Français savent lire. Certes, seuls les trois quarts environ des Italiens et des Espagnols peuvent en dire autant, mais leur population analphabète se compose pour l’essentiel de personnes âgées20, qui ne font pas partie du cœur de cible de l’industrie du cinéma.
Si l’industrie cinématographique, en Allemagne, en Espagne, en France et en Italie, est poussée à doubler les films étrangers, c’est plutôt en raison de l’autocélébration linguistique ambiante. Ce n’est pas un hasard si les pays dans lesquels le doublage va devenir l’unique processus de traduction des films étrangers sont aussi les berceaux du fascisme, qui érigent au rang de programme la supériorité de leur langue et de leur culture. Avec le doublage, la langue étrangère se trouve remplacée par la langue nationale et le film étranger peut ainsi être « annexé », dans une certaine mesure, par la culture du pays.
Le doublage s’impose à des vitesses variables dans les pays fascistes, mais c’est dans ceux qui se dotent d’une législation efficace qu’il progresse le plus rapidement. En Italie et en Espagne, le pouvoir adopte des lois rendant obligatoire le doublage des films étrangers. Le texte italien entre en vigueur en 1933, tandis qu’en Espagne, la première loi sur le doublage de 1934 (pendant la République), est révisée par le régime fasciste en 1941 et instaure une obligation effective de doubler les œuvres étrangères21.
L’Allemagne n’adopte pas la voie législative pour imposer le doublage22. Pourtant, ce dernier s’y enracine également, quoique plus lentement et de façon moins méthodique qu’en Italie ou en Espagne. Ainsi, sur les 28 films étrangers qui sortent en Allemagne en 1941, 27 sont doublés23. La seule exception est une coproduction germano-égyptienne, Lachine (Fritz Kramp, 1939), sous-titrée. Trois des films doublés sont également présentés en version sous-titrée, mais seulement dans quelques cinémas berlinois et lors d’avant-premières. Les autres cinémas, dans la capitale comme en province, reçoivent des copies doublées24.
Dans l’Europe des années 1930, la traduction des films étrangers fait donc appel à différents procédés peu à peu optimisés, tant culturellement qu’économiquement. Le sous-titrage dans la langue du public cible devient le mode de traduction standard dans la plupart des pays, car il est accepté assez facilement par les spectateurs et s’avère économiquement viable pour les communautés linguistiques de petite taille.
Du point de vue de leur acceptation culturelle, les versions multiples constituent le procédé idéal, car elles ne présupposent aucun apprentissage de la part du public et permettent une meilleure adaptation à ses attentes que les autres modes de traduction. Elles sont cependant relativement onéreuses et ne se généralisent par conséquent que sur les grands marchés cinématographiques européens que sont la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. Elles s’accompagnent par ailleurs d’une trop grande incertitude économique, si bien que des stratégies d’adaptation culturelle plus efficaces les remplacent bientôt. Il s’agit par exemple du rachat de droits à l’étranger ou de la production, par une entreprise cinématographique d’un autre pays, de films parfaitement adaptés aux attentes du public cible d’un point de vue culturel.
En France, en Allemagne, en Italie et en Espagne, le doublage fait ses premiers pas parallèlement aux versions multiples, dont la production paraît trop risquée. En quelques années, les spectateurs de ces quatre pays apprennent à ne plus faire attention au décalage entre la voix des comédiens de doublage et le corps des acteurs, et s’épargnent ainsi un effort, puisqu’il est moins fastidieux d’écouter que de lire. L’adoption du doublage comme procédé unique de traduction en Allemagne, en Italie et en Espagne tient à la pression culturelle qui s’accentue dans ces pays berceaux du fascisme et encourage le remplacement des sonorités étrangères par celles, familières, de la langue nationale.
Article paru initialement en allemand sous le titre « Untertitel, Sprachversion, Synchronisation – Die Suche nach optimalen Übersetzungsverfahren » dans l’ouvrage Babylon in FilmEuropa – Mehrsprachen-Versionen der 1930er Jahre, sous la direction de Jan Distelmeyer, Munich, edition text + kritik, 2006, p. 9-18. Traduction d’Anne-Lise Weidmann. Nous remercions son auteur de nous avoir autorisés à le traduire et à le publier ici.
L'auteur
Joseph Garncarz enseigne à l’Institut für Medienkultur und Theater de l’université de Cologne, où il travaille notamment sur les liens entre le local, le national et le mondial au début du cinéma. Il participe parallèlement au projet de recherche « Industrialisierung der Wahrnehmung » (industrialisation de la perception) au sein du collège de recherche consacré aux médias de l’université de Siegen. Parmi ses très nombreuses publications, citons Maßlose Unterhaltung: Zur Etablierung des Films in Deutschland 1896-1914 (Francfort, Stroemfeld Verlag), sur les premières décennies du cinéma en Allemagne, ou encore Hollywood in Deutschland: Zur Internationalisierung der Kinokultur 1925-1990, sur l’internationalisation de la culture cinématographique en Allemagne, ou encore The Cinema of Germany (avec Annemone Ligensa, Londres, Wallflower Press, 2009), panorama du cinéma allemand en vingt-quatre films.