Jean Lescure, président de l’A.F.C.A.E. (Association française des cinémas d’art et d’essai), écrivait il y a quelques mois, parlant de ces salles spécialisées : « La version originale est un privilège de classe. À condition qu’une séance au moins soit réservée à la version originale, si la version doublée est bonne, passons-la. Le public populaire doit être respecté tout autant que le public intellectuel. »
Ces propos ont déterminé chez les critiques de cinéma une vive controverse, qui s’est poursuivie dans la presse, puis à la télévision : dans un récent « Télé-Débat », organisé par Jacques Legris, Jean Lescure a défendu sa position contre Jeander, fondateur du premier cinéma d’essai. Ce dernier a rappelé une formule de Jacques Becker, écrivant en 1945, dans L’Écran français : « En argot, doubler signifie trahir. » Mettant à part ici les cinémas d’essai et leurs programmes, puisque la controverse a largement débordé ce cas particulier, nous allons exposer les arguments respectifs des deux adversaires.
Il est incontestable que doubler un film c’est, de quelque façon, le trahir. Par le procédé de la postsynchronisation, on fait parler le français, l’italien, l’allemand, l’espagnol ou même le turc à un comédien américain qui ne connaît pas un mot de ces langues. C’est bien entendu un autre acteur qui prononce ses répliques à sa place, en s’efforçant de les synchroniser avec les mouvements de ses lèvres qui parlaient l’anglais. Or les types de voix correspondent aux types physiques, et la voix est une caractéristique essentielle d’un grand comédien. Même dans le cas d’une synchronisation parfaite entre le dialogue et les mouvements de la personne doublée, il se crée souvent un désaccord, puisque l’image de quelqu’un se trouve parler par la voix d’un autre.
Les spécialistes qui écrivent le texte d’un doublage sont souvent empêchés de traduire exactement l’original. Obligés de respecter le comportement et les mouvements des lèvres d’un acteur parlant une langue dont les accentuations ne sont pas celles du français, ils sont amenés à transformer le dialogue de telle façon qu’il se trouve parfois fort éloigné des phrases originales.
Le film de Samuel Fuller Pick Up on South Street est actuellement distribué dans les cinémas d’essai dans sa version française intitulée Le Port de la drogue. Or la version originale de ce film, réalisé en 19511, montrait des espions « rouges » se transmettant à New York des documents microfilmés. Dans la version française, ils sont devenus, grâce à un nouveau dialogue, des trafiquants de stupéfiants, d’où le nouveau titre de ce film.
À Paris, les versions originales sous-titrées sont exploitées par les cinémas d’essai, par les salles des Champs-Élysées et, en exclusivité, par quelques-unes de la rive gauche. Les cinémas des boulevards projettent en règle générale les versions doublées en français. Celles-ci seront ensuite exploitées dans le reste de la France. Hors de Paris, les cinémas d’essai, sauf quelques exceptions, sont les seuls à projeter des versions originales.
Pour prendre un exemple, Qui a peur de Virginia Woolf ?2, film adaptant une pièce dont le dialogue a une importance énorme, ne paraît avoir été vu (ou plutôt écouté) que par environ cinquante mille spectateurs parisiens. Plusieurs centaines de milliers d’autres spectateurs français ont entendu Elizabeth Taylor (Oscar 1967 pour cette création) parler non par sa voix mais par celle d’une actrice française.
La conquête des marchés
Ceux qui considèrent le doublage comme inévitable, et dans certains cas profitable, avancent divers arguments. La formule de Jacques Becker « doubler, c’est trahir », transcrit en langage cinématographique la vieille expression italienne « traduttore, traditore ». Une traduction est toujours par quelque côté une trahison. Le langage poétique de Shakespeare est, plus encore que ses jeux de mots, intraduisible. Mais son génie serait-il admiré sur la terre entière, si ses tragédies n’avaient pas été adaptées et représentées dans cinquante langues peut-être, dans des traductions plus ou moins bonnes et fidèles ?
Jean Lescure, expliquant à la télévision sa formule « version originale, privilège de classe » s’est défendu de vouloir lui donner un « sens marxiste ». Dirigeant dans la banlieue parisienne un cinéma d’essai, il y a enregistré les réclamations des spectateurs populaires lui disant, quand il leur montre un film en version originale sous-titrée français : « Nous avons été obligés de choisir entre les inscriptions et les images du film. Nous avons ainsi perdu parfois le fil de l’action et le feu des acteurs. »
De telles réactions ont été aussi constatées à la télévision. Il n’est pas niable que le grand public ne pratique pas une lecture globale rapide, indispensable pour apprécier une version originale.
En France, les versions originales s’adressent au public le plus cultivé. Il n’en est pas de même dans d’autres pays.
Dans le monde arabe, où la proportion des analphabètes reste élevée, les films égyptiens parlant la langue du Caire sont difficilement compris en Algérie, au Maroc et même en Syrie ou au Liban, et leurs sous-titres français ou anglais ne sont d’aucune utilité pour les spectateurs qui ne savent pas lire.
En Amérique latine, où l’analphabétisme atteint aussi un taux élevé, les films étrangers sont presque toujours projetés en version originale sous-titrée. Beaucoup de films d’Hollywood ont été doublés en espagnol à Madrid, mais ils se sont révélés inexploitables de l’autre côté de l’Atlantique, le « castillan » paraissant ridicule au grand public hispanophone-américain. Même différenciation pour le portugais. On prétend que certains films de Lisbonne ont dû être doublés en « brésilien » pour pouvoir être exploités à São Paulo ou à Rio. Les marchés latino-américains n’en sont pas moins importants pour Hollywood, mais hors des grandes villes, les films nord-américains qui remportent le plus de succès auprès du public populaire sont ceux où les coups de poing ou de revolver ont plus d’importance que les dialogues.
Les films américains ou anglais doublés en français à Paris sont largement exploités en Belgique, en Suisse et, au Canada, dans le Québec francophone ; ils concurrencent ainsi notre production.
Le critique du New York Times, Bosley Crowther, constatait récemment que 80 % des recettes des films français ou italiens provenaient aux États-Unis de leurs versions doublées. Le cinéma français, depuis 1945, a pu conquérir des débouchés importants en Allemagne parce que ses films y sont présentés en version doublée dans la langue de ce pays. Le doublage des films ne pose donc pas seulement des problèmes culturels, mais économiques. Les films anglo-américains n’auraient, par exemple, pas encaissé en 1968 36,4 % des recettes de nos salles, si aucun d’eux n’avait été doublé en français.
Pour revenir aux aspects culturels des films doublés, les partisans d’une « traduction » des films étrangers ont beau jeu d’affirmer que pour les coproductions internationales, les versions originales n’existent pas. Dans La Strada, de Fellini, Giuletta Masina parlait l’italien, mais ses partenaires, Anthony Quinn et Richard Basehart, étaient « doublés ». Pour l’Italie, Antonioni fit doubler Jeanne Moreau dans La Notte, mais il lui rendit sa voix dans le film présenté à Paris, faisant alors doubler en français Mastroianni et Monica Vitti.
Dans les films en version originale au dialogue abondant, les sous-titres qui ne peuvent traduire que la moitié du texte ont l’inconvénient de s’inscrire parfois sur le visage même des protagonistes. C’est beaucoup pour ces raisons esthétiques qu’Alfred Hitchcock a ainsi conclu ses entretiens avec François Truffaut : « Un film circule dans le monde. Il perd 15 % de sa force s’il est sous-titré, 10 % seulement s’il est bien doublé, l’image restant intacte. »
Il n’est pas douteux que l’audience d’un film à l’étranger est considérablement accrue par son doublage. Le constater ne signifie pas prendre parti dans la controverse. Elle opposera longtemps encore ceux qui, à juste titre, défendent l’intégralité3 artistique des films, et par conséquent, les versions originales où les acteurs parlent leur langue, par leur bouche, à ceux qui, pour conjurer la malédiction de Babel (existant même dans les pays hispanophones ou arabophones) admettent le doublage des films, sous la condition qu’il soit aussi parfait qu’une bonne traduction, ce qui est loin, hélas !, d’être toujours le cas.