Souvenez-vous : fin novembre 2018, Amazon Prime Video lançait une série comique franco-allemande, Deutsch-les-Landes, reposant pour beaucoup sur le ressort de l’incompréhension entre personnages francophones et germanophones. Problème : l’œuvre était proposée uniquement dans une version doublée intégrale qui rendait complètement inopérants les gags linguistiques. De nombreux médias avaient souligné l’absurdité de ce choix qui compromettait sérieusement l’intérêt de la série (voir par exemple l’article de Léo Moser, « Deutsch-les-Landes : Pourquoi la série française d'Amazon est un naufrage complet » sur le site des Inrockuptibles).
Cette année, la plateforme de VOD innove de plus belle en mettant à disposition des « doublages » (des guillemets s’imposent) réalisés par traduction automatique et débités par une voix de synthèse. Oui, vous avez bien lu. Le résultat est aussi calamiteux que le laisse supposer cette description – on peut en voir (et surtout en entendre) un certain nombre d’extraits, entre autres, sur le compte Twitter du site Nanarland.
Bien qu’on ignore l’ampleur des dégâts, il semble que ce traitement concerne au moins deux films latino-américains (Les Faibles/Los Debiles d’Eduardo Giralt et Raul Rico, et Emballage lourd/Mochila de plomo de Darío Mascambroni).
On ne sait pas non plus, à ce stade, comment ces doublages automatisés se sont retrouvés là. Amazon Prime Video a pu, bien sûr, faire un choix de prestataire malheureux et hériter de ces VF à son insu. Cela signifierait qu’aucun contrôle de qualité, même minimal, n’est réalisé avant la mise en ligne des versions linguistiques sur la plateforme, ce qui laisse songeur. On peut aussi s’interroger sur les budgets qu’elle consacre aux traductions, dans ce cas : si bas qu’il est impossible de les tenir en faisant appel... à des humains (voire, à des professionnels, soyons fous !) ?
Mais c’est, disons, la version optimiste, même si elle n’est ni très glorieuse ni très rassurante, et on ne peut s’empêcher d’envisager une autre hypothèse : celle du ballon d’essai douteux, celle où Amazon Prime Video aurait choisi de tester la traduction automatique et la synthèse vocale sur son catalogue – histoire de voir si ça « passait », en somme. Une hypothèse pour le moins cynique, mais qui serait à peine plus étonnante que la première.
On sait combien la traduction (VOST comme VF) est perçue, en vrac, comme un poids, un mal nécessaire et une cinquième roue du carrosse par des diffuseurs obnubilés par la nécessité d’enrichir sans cesse leurs catalogues, sans se soucier bien souvent de la qualité des adaptations qu’ils mettent en ligne. Et après tout, la traduction automatique et la synthèse vocale font partie de la panoplie de services techniques développés par Amazon Web Services et présentés comme des outils d’avenir, sources d’économies. Mais cette vision réductrice de la traduction comme coût et non comme source de revenus (puisqu'elle permet de toucher un plus large public) commence à se payer. Et les spectateurs n'hésitent plus à se plaindre de la qualité des sous-titrages ou des doublages des grandes plateformes de VOD sur les réseaux sociaux (souvent pour s’en moquer, voir le hashtag #traduiscommeNetflix).
Quelle que soit l’explication de ce fiasco, il en dit long sur le mépris d’Amazon Prime Video pour ses abonnés et pour les œuvres qui composent son catalogue. Rappelons qu’il n’est pas question ici d’une petite plateforme obscure aux moyens limités, mais d’un acteur majeur du secteur, qui a investi en 2018 5 milliards de dollars dans la VOD. Si près du 1er avril, on aimerait en rire, tant le résultat est consternant et absurde. Mais, la lassitude aidant, il est difficile de ne pas voir dans cet épisode un énième symptôme d’une déconsidération généralisée des grands acteurs de la vidéo à la demande pour les métiers de la traduction/adaptation audiovisuelle que représente l’ATAA (pour mémoire : la toute récente « affaire Roma », qui concernait Netflix).
Il y a treize ans, Aurélie Cutayar et André Mourgue rédigeaient pour le site de l’ATAA une présentation exhaustive du métier d’adaptateur de doublage. Pour l’exercer, écrivaient-ils, outre une excellente connaissance de la langue source et un français riche, « il faut un petit plus, le sens du dialogue, qui fera que la V.F. sera fluide et inventive tout en respectant le sens de la V.O. Il faut aussi être prêt à passer en moyenne une heure de travail par minute de programme à adapter, et à subir en permanence la frustration créée par le souci du synchronisme. Car si la fluidité et le naturel de la V.F. sont primordiaux, il faut tout de même créer l’illusion visuelle, par le synchronisme. Mais sans faire du "synchronien", cette langue incompréhensible que l'on entend parfois dans les doublages réalisés au rabais et qui escamote le sens au profit du synchronisme. » Pour donner vie à ces textes ciselés à la syllabe près, des comédiens choisis et dirigés avec soin mettent ensuite tout leur talent au service de l’œuvre, afin que les spectateurs de la VF puissent s’immerger pleinement dans le film. « Les comédiens, tout comme les adaptateurs, sont des illusionnistes », ajoutaient les deux auteurs. « Grâce à leurs talents conjugués, on peut croire que Sean Connery s’exprime en français. »
On ne peut s’empêcher de ressentir un petit pincement au cœur à la relecture de ce texte qui respire l’amour du travail bien fait. Et d’espérer voir un jour la fin de cet inquiétant concours Lépine des idées les plus ineptes pour massacrer des œuvres audiovisuelles qui méritent incontestablement mieux que ça.