Mercredi 15 mai. Il est 8h17 et j’ai un peu de mal à trouver le Thalys en gare de Bruxelles-Midi – je suis davantage habituée aux bus. Mais aujourd’hui est une journée un peu spéciale : on m’a payé le train, oui madame, pour aller parler à des lycéen·nes. J’oscille entre légère panique et sentiment d’euphorie.
Tout a commencé par une annonce transmise par l’ATAA, une demande d’intervention autour de la traduction audiovisuelle auprès d’une classe de portugais. Hein ? Aller échanger autour d’un métier que j’aime avec des jeunes, grâce à une maison d’édition, La contre-allée, qui aime assez les traducteurs et traductrices pour leur consacrer un programme de résidences et d’événements, le tout payé ? Il reste donc encore des gens de qualité en ce bas monde, qui accordent de la valeur à la transmission. Et puis, j’ai bien aimé enseigner à l’université, alors je suis curieuse d’échanger à nouveau avec la jeunesse.
Aucun express ne m’emmènera…
Dans le train, je mets une touche finale au sous-titrage du court-métrage sur lequel ont travaillé les élèves – une adaptation de « Venha ver o pôr do sol », une nouvelle de Lygia Fagundes Telles. La veille, leur prof (avec laquelle on s’échange des mails alambiqués pour éviter de se tutoyer ou de se vouvoyer) m’a transmis leurs sous-titres dans un document texte. Évidemment, j’ai déjà fait les miens (la classe ne travaille que sur le début, mais qui serait capable de résister et de ne traduire qu’un demi-film ?), auxquels je me hâte de substituer les propositions des élèves.
8h52, nous sommes déjà à Lille. Je viendrai vous chercher à la gare, a écrit Anna. J’essaie de me souvenir de la dernière fois que quelqu’un est venu me chercher dans une gare (à neuf ans, de retour du Pays basque ?). Mais qui est Anna ? Saurai-je la reconnaître ? Tiendra-t-elle un petit carton portant mon nom en grosses lettres (ah, ce fantasme de se présenter au hasard et de prétendre être la personne attendue…) ? Au point info, j’hésite. Cette jeune femme brune a bien une tête à s’appeler Anna, mais cette autre aussi ; je dégaine un SMS et la vraie Anna lève les yeux vers moi, victoire.
Temps radieux sur Lille, le soleil brille et nous avons même le temps de prendre un café à côté du lycée, un bâtiment massif qui servait autrefois d’hôpital. En quelques minutes, nous causons de nos vies acrobatiques, de glottophobie ambiante, de France, de Belgique et d’Italie, de nos amours linguistiques. De politique, aussi. De fil en aiguille, je comprends pourquoi une maison d’édition qui a priori n’édite pas de films s’intéresse aux traducteurs·trices audiovisuel·les. Ce n’est pas une maison d’édition. Ce sont des personnes, Anna et ses collègues, qui cherchent ce qui fait sens, ce qui fait lien, ce qui crée des interstices – et tant pis si c’est à rebours de l’air du temps. Délaissant les grands axes, j’ai pris la contre-allée…
9h45, un dernier café avec la proviseure marrante et son adjointe, un vrai duo de music-hall chaleureux et enjoué, on me souhaite la bienvenue, et pour de vrai.
De longs couloirs de verre inondés de lumière mènent aux salles de classes. Un peu intimidée, je pénètre dans l’antre d’Hélène, la prof de portugais (« on peut se dire ‘tu’ ? »), une salle tapissée de drapeaux et de posters en hommage à la lusophonie. Tandis que les élèves arrivent peu à peu – malgré les épreuves du bac, la plupart ont quand même choisi de manquer un cours de maths (?) pour participer à cette rencontre –, je tente de connecter mon ordinateur au vidéo-projecteur. Ça ne marche pas. Évidemment. Préparée psychologiquement à cette éventualité, Hélène part au front, ça ne fait rien, commençons par les présentations.
J’ai tout essayé, tout essayé
« Si vous étiez un film ? » Il y a dans cette classe pas mal de films d’actions, mais également des comédies romantiques, des films de fantasy « avec du manga dedans aussi », plein de films qui n’existent pas encore… mais qui promettent. Hélène erre dans le lycée à la recherche d’un câble, en attendant les élèves ont préparé des questions pour moi.
« Pourquoi avez-vous choisi de faire ce métier ? » Ça tombe bien, je n’ai pas choisi. C’est lui (par le biais d’un tas de hasards et de détours et de rencontres) qui m’a choisie, et tant pis si ça fait cliché.
« Qu’aimez-vous le plus dans votre métier ? » (Celle-là, je m’y attendais.) La liberté, le sens, l’aspect ludique, la variété, le fait d’apprendre tout le temps plein de trucs…
Personne ne me demande ce que j’aime le moins.
« Quelles sont les perspectives d’évolution dans votre métier ? » (Celle-là, je m’y attendais beaucoup moins.) Eh bien, comment dire… travailler moins (bon, ou même autant) pour gagner plus ?
« Quel est le film le plus connu que vous ayez sous-titré ? » Là, mon ego en prend un petit coup. Personne n’a vu Les Bruits de Recife ? Bon, ben voilà. Du tac au tac, je retourne le schmilblick : c’est un métier d’humilité voyons, c’est beau les métiers de l’ooooooooombre, si personne ne remarque votre travail c’est que vous êtes excellent·e.
Je prends le temps de leur parler de la précarité, des tarifs en chute libre, de la fine frontière qui sépare dans nos sociétés le bénévolat de l’exploitation, de la nécessité de dynamiques collectives comme celle de l’ATAA. Je pèse mes mots, pas envie de leur repeindre tout de rose bonbon – mais pas envie non plus de moucher l’étincelle dans ces yeux de dix-sept printemps.
Puis on passe à des questions plus techniques :
« Faites-vous aussi du doublage ? » M’excusant presque de ne rien y connaître, je partage ma fascination pour cette pratique qui a l’air si organique, si ludique.
« Est-ce le même métier que la traduction écrite ? » Oui et non, je tâche de comparer les deux exercices. Il me semble que c’est une question de profil de joueur ; il faut aimer les règles du jeu très contraignantes, qui libèrent un espace de créativité infini.
« Est-ce que vous traduisez d’autres langues que le portugais ? » Les élèves haussent les sourcils. Portugais, passe encore, mais néerlandais, quel rapport (en même temps, je suis sûre qu’il y a d’autres combinaisons plus improbables chez les membres de l’ATAA) ? Le portugais, comme chaque langue, c’est une chance, leur dis-je – pour le travail et dans la vie en général. Mais ce qui compte, pas vrai, ça n’est pas seulement la connaissance des langues (et des cultures, tralalère) ; c’est aussi et surtout la capacité à jongler d’une langue à l’autre, le goût du jeu, de la création, du malaxage (malaxe, malaxe) dans la langue d’arrivée.
« Est-ce difficile de traduire les jeux de mots ? » Hé oui l’ami, mais c’est rigolo. Je leur balance ce « salutas » (pour traduire un goeie frison, c’est pas la bonne langue mais tant pis) dont mon collègue et moi étions si fiers même si le client n’en a pas voulu. Ça n’a pas l’air de les impressionner des masses (même si ça aurait bien plu à mon grand-père).
Tiens, une question que je redoutais un peu :
« Quelles études faut-il faire pour être traducteur audiovisuel ? » J’évoque les quelques masters existants, essaie de donner une réponse cohérente, moi qui ne pratique que des métiers que je n’ai pas étudiés, et vice-versa. Et pourtant, tous ces parcours existent aussi. Comment leur transmettre ce que j’ai mis des années à comprendre ? Que l’orientation, c’est un concept qui ne marche pas forcément pour tout le monde ? Que c’est important de chercher ce qui a du sens pour soi (ici et maintenant, et que ça peut changer) ? Que la cohérence d’une trajectoire, on ne la perçoit qu’après coup ? Que parfois, la vie ressemble plus à apprendre à surfer les grosses vagues qui se présentent sans trop boire la tasse ? Que tâcher de vivre, c’est déjà pas mal ?
Emporté, transporté
Le responsable informatique a fait des miracles, l’ordinateur est câblé et on regarde leurs sous-titres (bon, le son marche moins bien, mais on ne peut pas tout avoir dans la vie). Là, je m’emballe un peu, oubliant qu’on n’est pas là pour les former à la traduction audiovisuelle : je m’excite sur la forme des sous-titres, confesse mon obsession du repérage, m’emmêle sur la retranscription écrite de l’oralité-qu’est-justement-toute-la-difficulté-ma-bonne-dame-et-particulièrement-en-français ; on chipote sur le rythme, le suspense, la poésie ; on se délecte des différents accents, on tâche de comprendre un personnage qui parle dans sa barbe… Je leur raconte ces longues minutes d’interview sans script d’un vieux monsieur angolais auquel il ne restait pas beaucoup de dents mais beaucoup de verve, qui mélangeait, sans se soucier d’articuler, le portugais et des langues que j’étais incapable d’identifier, le tout sur une vieille copie à la qualité sonore douteuse. Et pourtant, il fallait traduire ce qu’il disait, et c’était important (et accessoirement, le film était projeté le lendemain). Du coup, tout le monde veut absolument le titre du film angolais.
Le temps file, la proviseure qui passait en coup de vent est restée plus d’une heure, les élèves sont à l’écoute, et je regrette que la fin approche car c’est maintenant que de nouvelles questions se bousculent. Moi aussi, j’aurais voulu savoir pourquoi ces jeunes ont choisi d’étudier le portugais, ce qu’ils et elles ont envie de faire l’année prochaine, leurs galères avec Parcoursup… Une élève s’approche, les yeux brillants, elle a failli voir mon film au festival du film brésilien, elle en a vu d’autres, c’était bien. Et en partant, « merci », et moi qui balbutie en retour « merci, merci ».
12h30, on s’enfile en vitesse un sandwich aux falafels avec Anna et Hélène, ouf, elles ont l’air ravies, est-ce que j’ai assez évoqué la difficulté à vivre de ce métier ? « Euh, oui oui, tu as pas mal insisté là-dessus ». Ah bon. « On ne regardera plus les sous-titres de la même manière », je suis sur un petit nuage. On se donne rendez-vous à Bruxelles, à Lille – en septembre La contre-allée célèbre à nouveau les traductrices et traducteurs le temps d’un festival.
Par delà les abysses
Dans l’Eurostar (si !) du retour, je repense aux jeunes, me revois à leur âge, pétrifiée par la question des choix. Parler de son métier, c’est délicat, car c’est parler de sens, de valeurs, de bifurcations, de contradictions. C’est évoquer un itinéraire singulier là où d’autres sont si dissemblables. Enfin, surtout, c’est tenter de saisir le présent, avec le nez dans le guidon, ou disons en plein surf, dans cet équilibre ténu où l’on tient ensemble sa liberté chérie, sa joie de ne faire – ô luxe ! – que des choses qu’on aime, et sa peur au bide quand on voit qu’on n’a plus que 65€ sur son compte en banque.
D’un pays l’autre, c’est le nom du programme, je rentre en ma Belgique et je médite sur tous les sentiers buissonniers, les errements, les calles ciegas qui font notre chemin. Je sais ce que j’aurais voulu leur dire, à ces jeunes : je leur souhaite de prendre des tas de contre-allées. Et comme on dit à Bruxelles : Allee, salukes.