À moins de 2 mois de la prochaine remise des Prix du sous-titrage et du doublage, retour sur une première édition du Prix du doublage pleine d’émotion. En mars 2013, pour la toute première fois en France, des auteurs de doublage ont vu leur travail reconnu et récompensé, par un jury composé de confrères, de directeurs artistiques, de distributeurs…
La lauréate du Prix du doublage, catégorie « Film en prises de vue réelles », Claire Impens, qui nous avait émus avec un discours tant modeste que touchant, nous parle de son adaptation de Sur la route, pour laquelle elle a été récompensée.
Depuis combien de temps travaillez-vous dans le doublage ? Et pour le cinéma en particulier ?
Cela fait dix ans que je travaille dans le doublage. Le cinéma est venu plus tardivement, bien sûr, il y a trois ans.
Comment avez-vous été recrutée pour ce film ? Par le distributeur, la société de post-production ?
J’ai été recrutée par Mediadub, la société de post-production. Le distributeur, MK2, leur avait laissé le soin de choisir eux-mêmes l’équipe artistique. Mediadub est un de mes clients réguliers et Julie Gribonvald, une chargée de production qui me connaît bien, avait pressenti que ce travail pourrait m’intéresser… sans savoir à quel point !
Sur la Route n’est pas un film ordinaire, dans le sens où c’est une adaptation littéraire. Vous aviez un « univers » à respecter, Kerouac et son style particuliers sont déjà connus en français. Comment avez-vous abordé cette adaptation en sachant cela ?
Bien sûr, dès que j’ai su que j’allais adapter Sur la route, je me suis replongée dans ma vieille version annotée du livre, dans sa version originale. Ensuite, j’ai regardé la traduction de Jacques Houbard, dans laquelle j’avais découvert le texte à l’adolescence. Puis, j’ai souhaité me procurer la traduction du « rouleau » de Josée Kamoun, parue en 2010, qui est très différente de celle de Houbard, réalisée en 1960, dans son approche et parce que portant sur un matériau différent (la version non censurée du texte, telle que tapée par Kerouac avant qu’il ne la censure à la demande de son éditeur).
Après avoir parcouru ces deux traductions et relu des passages d’autres livres de Kerouac en version anglaise, des poèmes, j’ai ressenti le besoin de me recentrer sur le film et son adaptation par Walter Salles et Jose Rivera. Le problème que m’a posé le scénario, c’est qu’il cite des passages de Sur la route. Coppola, qui produit le film, avait acheté les droits du livre. Mais qu’en était-il des droits concernant sa traduction ? D’ailleurs, quelle traduction puisqu’il y en a deux ? Devant cette complication, bien qu’ayant reçu le feu vert de mes clients pour exploiter les traductions papier, j’ai préféré essayer de trouver une troisième voie, celle du doublage.
Mais je pense que je me suis laissé influencer par mes lectures de traductions, notamment celle de Josée Kamoun, qui est formidable et qui comporte des trouvailles difficiles à oublier une fois qu’on les a lues ! Je sais par exemple que la traduction de « mad to talk » par « furieux du verbe », dans la célèbre citation, n’est pas de moi. Elle s’est imposée à moi. Comme je n’ai eu que trois semaines pour adapter les 2h30 du film et que mon ordinateur est tombé en panne au milieu (évidemment !), j’ai travaillé dans une urgence qui m’a été salutaire car j’ai arrêté de me poser trop de questions. Quand j’ai mis de côté tous les livres pour me concentrer sur ma version, je me suis sentie toute petite. Qui étais-je pour traduire Kerouac ? Je suis restée paralysée une bonne journée ! Heureusement, l’urgence a balayé mes doutes et j’ai finalement progressé assez vite dans mon travail une fois que j’étais lancée, je me suis sentie portée par le film, ses dialogues, ses interprètes…
Avez-vous eu recours à un consultant ? Comment le travail s’est-il passé entre vous ?
Je n’ai pas eu recours à un consultant car j’ai de solides connaissances sur la littérature de Kerouac et la beat generation. Ce que ma cliente ne savait pas en me proposant ce projet, c’est que j’avais écrit un mémoire de maîtrise sur la poésie de Kerouac et que j’avais tout dévoré de lui et sur lui à une période de ma vie. C’était une coïncidence extraordinaire ! J’avais d’ailleurs entendu parler du projet de film, j’étais allée à une projection d’un documentaire sur la préparation du film en présence de Walter Salles, je suivais ce projet de loin, mais avec beaucoup d’attentes, et voilà qu’il s’est retrouvé entre mes mains. Un magnifique cadeau.
Quelles ont été les difficultés linguistiques auxquelles vous avez été confrontée dans cette adaptation ? Quelques exemples ?
La principale difficulté que j’ai eue a été de faire parler aux personnages l’argot des années 40, et non pas 30 ou 50…Comme ce sont des jeunes, c’est normal qu’ils aient leur langue à eux, leurs expressions (« dig » par exemple qui revient tout le temps, intraduisible par un seul mot puisqu’il peut vouloir dire « regarder », « écouter », « imaginer », « profiter »…).
Les premières expressions qui viennent à l’esprit quand on pense à l’après-guerre sont souvent des expressions des années 50, pas de l’immédiat après-guerre. Or le livre a été écrit en 1951 et parle d’une période comprise entre 1947 et 1950. Il fallait donc veiller à ne pas faire d’anachronismes. Le Dictionnaire de l’argot de Jean-Paul Colin, publié chez Larousse, qui date les apparitions des mots et donne leur étymologie, a été d’une aide précieuse !
Avez-vous eu des échanges avec Mediadub ou le distributeur, MK2, lors de votre travail d’adaptation ?
Je n’ai pas vraiment eu de questions. MK2 a relu mon travail à plat au fur et à mesure et on a discuté sur cette base de certaines phrases. La cliente n’aimait pas trop le mot « boxon » dans la bouche du saxophoniste, je l’ai remplacé par « bordel », par exemple. Ou pour le soi-disant tatouage de Dean sur la fesse, « Never leave a customer unsatisfied », j’ai dû défendre ma proposition « Ne jamais laisser un client sur sa faim » qu’elle a fini par approuver, après avoir proposé « Le client est roi ». Des petites choses comme ça. Ensuite, j’ai fait une vérification avec le directeur de plateau, Philippe Blanc.
Pouvez-vous nous reparler d’une scène ou d’une phrase en particulier qui vous a marquée ? Qu’elle ait été plus difficile à adapter, plus émouvante…
Le monologue de Dean où il passe d’une description d’orgie endiablée à l’expression de son désespoir profond est un grand souvenir. Beaucoup de rythme, de gros plans, d’émotion. De manière générale, les répliques de ce personnage étaient toujours formidables à adapter. Les grandes envolées lyriques mêlant divers niveaux de langue, poésie et détails crus, typiques de Kerouac, étaient un vrai régal ! C’est ce qui me séduit depuis toujours dans le style de l’écrivain et je trouve que Salles et Rivera l’ont très bien restitué dans les dialogues. J’ai pris beaucoup de plaisir à travailler sur ce texte.
Avez-vous assisté à l’enregistrement en studio ? Si oui, avez-vous pu dialoguer avec le DA [directeur artistique] et les comédiens ? Avez-vous apporté certaines modifications à votre texte au dernier moment en plateau ?
J’ai assisté à une journée de plateau. J’avais préalablement fait une vérif’ scrupuleuse avec Philippe Blanc qui adapte lui aussi et a montré beaucoup de respect pour mon travail, tout en faisant des remarques pertinentes qui nous ont permis d’améliorer ma version. Je ne pense pas qu’il ait changé grand-chose à la volée. Je me souviens en revanche d’une modification que nous avons apportée conjointement le jour où je suis venue sur le plateau. Il s’agit de la scène où Dean et Sal arrivent au Mexique et font la connaissance du jeune Victor à qui ils achètent de la marijuana. Le jeune Mexicain leur apporte alors un joint énorme et Dean s’exclame : « Victor, c’est la plus grosse bombe que j’aie jamais fumée. » Ce mot « bombe » traduit « bomber of tea ».
On n’était pas partis là-dessus au départ. C’était un mot qu’on avait discuté en vérif’. Je crois que j’avais mis « joint » tout simplement parce que « pétard » était trop moderne et que « bombardier » sonnait bizarre. Mais il manquait quelque chose, une référence à la guerre peut-être, qui était encore toute fraîche dans les mémoires à cette époque. Donc, sur le plateau, Philippe me dit : « Et pourquoi pas « bombe » ? » Dans la mesure où « bomber of tea » n’est pas une image courante en anglais, j’ai trouvé que c’était une bonne idée.
Tout ça pour dire qu’on peut toujours changer, trouver de meilleures idées pour une adaptation, même à la dernière minute. C’est un travail qui pourrait être sans fin, mais dont le tempo nous est imposé par des contraintes de temps très fortes, en général, qui font partie du jeu.
Avez-vous vu le film en VF ? En découvrant comment votre adaptation avait véritablement pris vie, grâce au travail des comédiens, cela a-t-il changé votre regard sur le film ? Sur vos dialogues ?
Oui, je suis allée au cinéma voir le film doublé. C’était très émouvant. C’est toujours un moment magique de voir ses dialogues prendre vie. J’ai trouvé les comédiens très bien et comme j’étais allée en plateau, je m’attendais à entendre leur timbre de voix, forcément différent de ceux des acteurs à l’écran.
Je ne me suis pas du tout sentie trahie par le travail de Philippe, au contraire, j’ai eu l’impression d’une vraie collaboration sur ce projet, d’un enthousiasme partagé et d’une même vision. Pour autant, ce qui peut paraître étrange quand on ne fait pas ce métier d’adaptateur, mais que mes confrères comprendront sans doute, quand je repense au film, j’entends les voix de Garrett Hedlund et Sam Riley, car c’est avec eux que j’ai passé des jours entiers.
Qu’avez-vous ressenti en recevant ce Prix ?
Une certaine incrédulité, d’abord ! Puis une grande joie, forcément, de la fierté et tout de suite après, une grande tristesse de ne pas pouvoir partager ce moment avec mon père qui nous a quittés très brutalement peu avant la sortie du film sur les écrans. J’ai dédié le Prix à sa mémoire. En tout cas, j’étais très honorée d’inaugurer cette récompense mise en place par l’ATAA, dont je soutiens totalement la démarche de médiatisation de nos métiers.
On vous a proposé de faire partie du jury 2012-2013. Vous avez accepté l’aventure. Pourquoi ? Et après quelques mois en tant que jurée, que pensez-vous que cette mission vous apporte ?
Énormément de choses ! Critiquer une adaptation est un exercice redoutable. Il faut faire la part des choses : entre le jeu des comédiens, la direction artistique, le mixage parfois, il est difficile de juger uniquement du texte, et c’est une difficulté passionnante. Passer de la VO à la VF, voir ce qu’on gagne ou perd est une démarche très intéressante. Et puis, parler d’adaptation avec les autres membres du jury, que je rencontre ou retrouve, confronter nos idées, c’est un vrai plaisir.