Entretien avec Jean Noh, adaptatrice coréenne et ancienne membre de la Korean Film Commission, par la revue Tan’gun (revue des Trois Corées).
Remerciements à François-Xavier Durandy pour la traduction depuis l’anglais.
« Quand les réalisateurs se mettent à travailler avec moi, notre collaboration peut devenir très fructueuse. »
Pouvez-vous nous parler du sous-titrage en Corée ?
La plupart des grands films coréens sont désormais sous-titrés. Rien qu’en l’an 2000, la Corée a envoyé des films, longs et courts-métrages dans plus de 100 festivals à l’étranger, dont Cannes, Venise et Berlin. Et comme la plupart de nos films sont également distribués à l’étranger, les gens commencent à prendre conscience de l’importance d’avoir des sous-titres corrects.
Il y a un signe encourageant depuis peu, c’est que les producteurs de cinéma coréens se mettent à inclure le sous-titrage dans leur budget. Le Korean Film Council a même un fonds spécial d’aide à la traduction et à la gravure. En outre, quand des festivals comme celui de Pusan organisent des rétrospectives, ils créent de nouveaux sous-titres ou font refaire les anciens quand ceux-ci ne sont pas à la hauteur, puis partagent les copies avec d’autres festivals ailleurs dans le monde.
D’un point de vue technique, la meilleure façon – et la plus avancée – de créer des sous-titres est celle qu’utilisent la KOFIC et parfois le festival de Pusan. Elle consiste à repérer les time-codes correspondant aux dialogues du film en version originale, puis à faire calculer par un logiciel le nombre de signes, espaces comprises, qu’un spectateur moyen est capable de lire dans le temps où les acteurs disent leur texte. Le relevé des dialogues avec time-codes est ensuite remis au traducteur, qui crée ses sous-titres en fonction de ces critères. Le tout est envoyé au labo, qui grave les sous-titres sur la pellicule.
Or aujourd’hui, la plupart des sociétés de production se contentent de fournir au traducteur une liste de dialogues et une copie de la vidéo qui, malheureusement, ne sont pas toujours définitives, et le laissent effectuer le relevé à l’instinct. Du coup, on est souvent obligé de travailler à l’oreille, de faire attention à ce que le spectateur arrive à lire tous les sous-titres dans le temps imparti et d’espérer que le technicien fera bien apparaître chaque ligne au bon moment. En général, j’insiste pour vérifier le timing sur la vidéo, puis on m’envoie ça avec la liste des sous-titres et une copie du film avant traitement par le labo.
Quelle est pour vous la plus grande difficulté dans le travail de sous-titrage ?
L’un des principaux handicaps, c’est que la plupart des Coréens ne comprennent pas ou ne se rendent pas compte de ce que c’est que la traduction ou le sous-titrage. Ils ne se doutent pas que traduire, cela ne se limite pas à prendre un dictionnaire et faire passer tous les mots d’une langue à l’autre. Bien souvent, les gens ne savent pas ce que cela représente, de réussir à transmettre en un nombre réduit de caractères et d’espaces ce qu’un acteur peut débiter en cinq secondes, par exemple. Même quand le réalisateur ne parle ne serait-ce qu’un peu anglais, il n’est souvent pas assez familiarisé avec les nuances de la langue et de la culture pour pouvoir faire la différence entre de bons sous-titres et des mauvais, bâclés en quelques jours.
Le résultat, c’est que les gens attendent la dernière minute pour chercher un traducteur et ne lui laissent pas beaucoup de temps pour travailler, même quand ils le pourraient. Alors bien sûr, quand on n’a qu’une semaine, plus ou moins, on ne peut pas se permettre de consulter le réalisateur ou l’auteur du scénario sur tel ou tel passage. Du coup, on est obligé de se creuser encore plus la tête pour veiller à ce que les sous-titres n’empêchent pas de percevoir l’implicite que peut contenir le texte.
Mais ce qui est peut-être encore pire, c’est quand on a envoyé ses sous-titres et que le réalisateur ou un correcteur les relit et fait des modifications sans vous consulter. En général, le réalisateur connaît mieux le script que vous, mais il peut ne pas parler parfaitement anglais et on se retrouve au final avec une faute énorme de grammaire ou d’usage, ce qui peut être très gênant, ou juste une traduction moins bien tournée et qui sonne faux. Quand une entreprise décide de faire appel à un correcteur étranger, le problème, en général, c’est qu’il a beau très bien parler anglais – ce qui ne va pas toujours de soi, même s’il est né, qu’il a grandi et a été scolarisé aux États-Unis – il ne connaît pas assez bien le coréen, la Corée ou le cinéma en général pour pouvoir faire des modifications de qualité tout seul. Or ça, personne ne le sait, dans la boîte, et personne ne pense à le dire au traducteur. On en revient au problème de compréhension du processus de traduction, ou plutôt à son incompréhension.
Un jour, je discutais avec un autre traducteur, Samuel Yeunju Ha, qui est aussi diplômé de la KAFA (Korean Academy of Film Arts). On parlait de nos conditions de travail, du fait qu’il faut toujours traduire dans l’urgence pour s’apercevoir ensuite qu’ils se laissent une semaine de plus pour que le réalisateur, un commercial ou un soi-disant correcteur vienne tout changer. Je disais quelque chose comme quoi, au moins, le produit dure, les sous-titres sont là, gravés sur la pellicule pour l’éternité ou presque… et là, Sam a vraiment touché le problème du doigt en disant : « Oui, c’est ça qui est grave ! »
Pouvez-vous nous décrire votre relation avec les réalisateurs ?
Dans l’idéal, je travaillerais toujours avec le réalisateur, si on avait le temps. Cela m’aide à mieux comprendre le film pour ensuite m’efforcer au maximum de transmettre son regard au spectateur étranger par le biais de ma traduction. Une fois qu’ils se mettent à travailler avec moi, les réalisateurs finissent généralement par comprendre cela et notre collaboration peut devenir très fructueuse.
Mais comme je le disais tout à l’heure, le travail est parfois très difficile à faire comprendre aux réalisateurs, dans un premier temps. Pour être aussi proche que possible du sens original d’un texte, il faut parfois s’éloigner de la façon de dire les choses en coréen pour aller vers quelque chose de plus anglais. Pour un réalisateur, c’est un processus qui peut être difficile à comprendre, surtout s’il parle peu anglais.
J’ai par exemple travaillé sur Art Museum by the Zoo avec la réalisatrice Lee Jeong-Hyang, qui prenait le sous-titrage au sérieux, comme tout ce qui avait trait à son film. Elle avait passé beaucoup de temps à écrire les dialogues et le résultat était génial en coréen. Mais pour faire passer ça en anglais, c’était une autre paire de manches ! Ils ont fait faire une première traduction par un groupe de trois ou quatre personnes de son équipe qui, à elles toutes, devaient avoir un an de séjour à l’étranger. Le résultat n’était compréhensible que pour quelqu’un connaissant le coréen et capable de faire preuve de beaucoup d’imagination en matière de grammaire anglaise et de choix des mots. Ils avaient fait de leur mieux et avaient même proposé plusieurs trouvailles intéressantes mais la dure réalité était qu’aucun spectateur étranger n’aurait pu regarder le film avec ces sous-titres. Le distributeur chargé des ventes internationales m’a donc demandé de retravailler le texte avec la réalisatrice. Or celle-ci n’arrêtait pas de revenir à la première version, dont elle disait que les tournures la touchaient plus et que la langue était plus proche de ses dialogues en version originale. Et d’un sens, elle avait raison. Cette première version était une traduction brute, plus proche du coréen en ce sens que ce n’était pas vraiment du bon anglais, mais plutôt une sorte de calque. Par la force des choses, ces sous-titres utilisaient aussi des mots plus accessibles pour un Coréen ayant un vocabulaire anglais limité. Et bien qu’elle s’en soit sentie plus proche, la réalisatrice n’aurait pas pu partager cette version avec un public anglophone ne parlant pas le coréen. C’est ce que j’ai dû lui expliquer, en plus d’une quantité de mots que nous avons finalement choisis.
Nous nous sommes entendues sur le fait que notre objectif à toutes les deux était de transmettre son message à un public étranger de façon aussi claire et précise que possible. C’était elle qui connaissait le mieux son film, mais c’était moi qui savais le mieux comment le faire passer en anglais. Son travail était donc d’expliciter à fond chaque phrase en coréen et non pas d’essayer de le faire dans une langue étrangère. Une fois ces bases posées, nous avons réussi à nous concentrer sur la précision des sous-titres, de façon à coller au plus près au sens qu’elle avait voulu au départ. Cette mission aussi s’est faite dans l’urgence, avec juste deux séances de six heures et beaucoup de discussions, mais j’en garde un bon souvenir car la réalisatrice était passionnée par l’idée de transmettre son message. Elle respectait la procédure et a contribué à sa réussite.
Un autre problème qui se pose aux réalisateurs quand ils veulent travailler sur le sous-titrage, c’est qu’il est impossible de faire rentrer tous les dialogues dans les sous-titres. Il y a un nombre maximum de lettres que l’œil humain peut lire en un temps donné et personne n’a envie d’aller au cinéma pour ne faire que lire et passer à côté de l’image et du jeu des acteurs. C’est un problème auquel j’ai été confrontée sur mon premier film, My Heart, de Bae Chang-ho. M. Bae parle anglais et le sous-titrage comptait beaucoup pour lui. Mais il avait quelques dialogues très longs et il aurait voulu que tout tienne dans les sous-titres : le plus petit bout de phrase, le plus petit mot, la moindre nuance. Je comprends que c’est sans doute très dur pour un artiste d’avoir à condenser sa propre œuvre mais il ne faut pas oublier que ce que l’on traduit, c’est un film et que parfois, more is less. Aujourd’hui encore, même si My Heart m’a valu des félicitations, je continue de penser que les sous-titres sont beaucoup trop longs.
Ma relation avec les réalisateurs va aussi au-delà de la traduction et du sous-titrage. Je ne peux pas dire que je sois la première spectatrice étrangère de leur film, mais je suis dans un entre-deux et j’arrive à imaginer le cadre dans lequel le film sera montré autant que le film en lui-même. En fait, il est très avantageux pour une société de production de faire appel au même traducteur pour travailler sur le dossier de presse, les bandes-annonces et, pourquoi pas, le marketing et la publicité car c’est généralement la seule personne biculturelle et bilingue à avoir une connaissance aussi intime du film, avec tous ses tenants et ses aboutissants.
Y a-t-il des difficultés spécifiques liées à la langue coréenne ?
Oui. Quand on sous-titre, on est confronté aux mêmes difficultés que les traducteurs littéraires, en plus de la contrainte technique qui consiste à caler les sous-titres avec l’action. Comme vous le savez, en coréen, le verbe est placé à la fin de la phrase. Au lieu d’avoir « je mange du riz », en coréen, l’ordre des mots est « je du riz mange ». Le résultat, c’est qu’il faut parfois attendre la fin de la phrase pour savoir ce que quelqu’un est en train de faire ou cherche à dire. Et dans un film, c’est souvent décisif pour comprendre toute la conversation. Les dialogues des films coréens utilisent souvent cette structure pour créer un effet ou une tension, surtout dans les comédies, où la pointe arrive tout au bout d’une longue phrase. Ça commence de façon parfaitement innocente, on écoute en se disant que tout est normal, mais quand on arrive au verbe, ce n’est plus du tout ce à quoi on s’attendait.
Certains traducteurs se plient à la syntaxe « je mange du riz » et abandonnent l’idée d’être synchrone avec ce qui se dit à l’écran. Le spectateur étranger qui lit les sous-titres découvre donc la chute avant le spectateur coréen et passe largement à côté de la tension, du suspense et donc de l’humour.
Autre problème évident : les niveaux de langue. En coréen, il suffit d’écouter le niveau de langue qu’utilisent les personnages entre eux pour en savoir long sur leurs relations. Le fait qu’ils soient plus ou moins du même âge, qu’ils soient un peu distants, qu’il y ait entre eux un lien hiérarchique, qu’ils soient de la même famille, qu’ils se connaissent ou pas, qu’ils soient amoureux, etc., tout cela se déduit de quelques syllabes dans la façon dont ils s’adressent la parole. Il n’est pas impossible de suggérer ces rapports en anglais mais en général, cela prend beaucoup plus de place qu’en coréen et il est plus difficile d’y arriver subtilement. Si, dans un film, un personnage utilise un verbe avec le suffixe 요, yo, alors qu’il s’adresse à quelqu’un de plus âgé ou de plus haut placé, il y a une nuance de familiarité dont il faut tenir compte. Comme les sous-titres doivent rester courts, certains préfèrent utiliser un gros mot, même s’il n’y en avait pas dans la version originale. C’est le genre de chose que j’évite car cela me paraît un peu léger et susceptible de fausser l’idée que l’on se fait du personnage. Parfois, on est vraiment obligé de faire preuve d’inventivité.
J’ai travaillé sur une comédie intitulée Just Do It, qui a ensuite été montrée au festival de Vancouver. Une fois de plus, le titre avait été choisi avant que je n’intervienne sur le film et il était trop tard pour en changer. Inutile de dire que je n’aimais pas trop l’idée de reprendre une formule qui évoque immédiatement le slogan d’un célébrant fabricant de baskets. Mais dans une scène, l’enquêteur d’une compagnie d’assurance entre dans la maison d’un fraudeur et voit un panneau qui dit 하면 된다 (mot à mot, « tu peux le faire », c’est-à-dire… just do it) ! C’est la devise de la famille, qui traduit sa détermination à serrer les dents et à s’infliger toutes sortes de blessures pour toucher l’assurance. Ils sont tous très nerveux quand l’enquêteur tombe sur le panneau mais là, il dit à voix haute : « Vous teniez un restaurant de nouilles ? » La calligraphie est telle, en effet, qu’il a lu 라면 된다 (« ici, on fait des nouilles »). Impossible d’expliquer ce quiproquo dans les sous-titres ! Du coup, même si je n’aimais pas le titre, je m’en suis servie et j’ai traduit le panneau par just do it, ce qui fait que l’enquêteur demande : « Vous aviez une boutique Nike ? »
Les problèmes les plus difficiles sont sans doute d’ordre culturel. J’ai travaillé sur Tell Me Something (La 6e victime). C’était un travail très facile du fait que le film reprend les grands codes du thriller « universel » façon Hollywood, sans trop de références coréennes. En revanche, un film qui se déroule au début du xxe siècle et à la campagne, comme My Heart, regorge de difficultés. Je m’en rends compte quand je regarde un film de Hollywood sous-titré en coréen : il est aussi difficile de traduire d’anglais en coréen que l’inverse. Vous pouvez avoir des dialogues absolument géniaux, qui fusent dans tous les sens, avec un tas de références à la culture pop, etc., mais pour lesquels un public étranger aurait besoin de notes de bas de page, alors que le traducteur n’a que peu d’espace et de temps pour faire passer tout cela. Le résultat, c’est qu’avec les films américains montrés en Corée, on retrouve des dialogues coupés en tout petits morceaux pour être lisibles. Je pense que c’est sûrement l’une des raisons qui font que le public coréen se tourne aujourd’hui de plus en plus vers ses propres films. Pas que les films d’art et d’essai, mais aussi les films commerciaux, comédies, films d’action et thrillers qui, d’un point de vue culturel, marquent des points par rapport aux films américains.
Pensez-vous que le sous-titrage soit très différent de la traduction littéraire ?
Le sous-titrage s’apparente sans doute plus à la traduction théâtrale qu’à la traduction de romans. Ce qui ne veut pas dire que ce soit moins créatif ou purement technique. Certaines maisons de production essaient de gagner du temps et de l’argent en coupant les dialogues en plusieurs morceaux pour les confier par exemple à sept traducteurs différents. Cela n’a jamais marché et cela ne marchera jamais : l’histoire perd soudain toute crédibilité du fait que les personnages ne s’expriment plus de la même façon au début, au milieu ou à la fin du film. Le script devient alors décousu, on perd la cohérence, le rythme, la poésie. Il est impossible d’avoir plus d’une personne derrière les sous-titres car chaque mot peut avoir différentes significations : un même mot n’a pas toujours le même sens au début et à la fin du film, même s’il est utilisé d’un bout à l’autre. Pour bien traduire, il faut comprendre le film et comprendre le réalisateur. Mais il faut aussi accepter qu’on ne pourra pas tout traduire et que ça peut donc être un travail très frustrant. Quand je sous-titre, je ne traduis pas vraiment le film comme on traduirait un roman ou une pièce. Un film reste une histoire racontée en images : le sous-titre n’est qu’un panneau qui vous guide au fil des images et non pas l’inverse.
Propos recueillis par Adrien Gombeaud (Séoul, septembre 2001)
Avec l’aimable autorisation de la Revue Tan’gun (단군)