Cette année, vous avez remporté le prix de l’adaptation en doublage pour la série Physical. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Fanny : C’est un honneur et un immense bonheur de recevoir cette reconnaissance. Cette année – tout comme les Prix ATAA – je fête mes 10 ans de carrière de traductrice-adaptatrice : ce prix détient donc une grande valeur symbolique. J’en remercie l’ATAA, ainsi que les organisateurs et le jury dont le travail est impressionnant. Quel don de soi !
Stéphane : Franchement, ce prix me fait du bien ! Il me donne l’impression que des personnes qualifiées ont remarqué que j’avais travaillé dur. Ou plutôt que j’avais fait de mon mieux.
Que pensez-vous des actions de l’ATAA ?
Stéphane : Je suis admiratif du travail réalisé par les fondateurs en si peu de temps et reconnaissant envers tous ceux qui ont assuré la continuité. Avant l’ATAA, il n’y avait quasiment rien : seulement des individus de la même profession qui se croisaient sans trop savoir s’ils pouvaient partager leurs préoccupations. Et en quelques mois, une corporation a commencé à exister. C’est formidable ! Pour y arriver, je devine qu’il a fallu bousculer l’individualisme naturel qui régnait dans le métier. Grâce à l’implication énergique et désintéressée de quelques-uns d’entre nous, l’ATAA peut aujourd’hui présenter une vision d’ensemble de notre corporation. Elle rassemble plus de cinq cents points de vue différents, c’est-à-dire ceux de tous ses adhérents : depuis les aspirantes en début de carrière jusqu’aux vieux routiers fatigués. Je vois l’ATAA comme un pôle d’information, d’affirmation, de protection. Et aussi comme un point de rencontre.
Fanny : Je n’adhère à l’ATAA que depuis quelques années... Avant, j’en avais peu entendu parler. Puis, grâce au bouche-à-oreille, j’ai compris qu’il fallait adhérer. Je trouve que les actions de l’ATAA sont formidables dans la mise en valeur de nos métiers de l’ombre. Nous avons des métiers solitaires. Même si nous contribuons à une chaîne de compétences, nous sommes seuls face à notre texte. Même juridiquement et fiscalement, nous sommes seuls. L’ATAA nous oriente sur des points pratiques tels que nos relations clientèle ou les tarifs. Ils se battent également pour nos conditions de travail, et nous mettent toutes et tous en relation !
Pour la série Physical, avez-vous justement bénéficié de bonnes conditions de travail ?
Fanny : Oui, et les délais offerts nous ont notamment permis de peaufiner l’incroyable personnage principal de Sheila. Pour moi, Physical est une véritable pépite ! Évidemment, cela a demandé beaucoup de travail : il fallait être à la hauteur du texte original. Plus la VO est de qualité, plus le challenge est élevé. Et Sheila est un personnage exceptionnel, comme on en voit peu : une femme imparfaite, pleine de névroses, mais également très forte. Outre ses répliques, il fallait traduire ses pensées intimes. C’était d’autant plus passionnant à écrire qu’il y avait un fossé entre ce qu’elle verbalisait et ce qu’elle pensait intérieurement.
Stéphane : Oui, dans cette série, l’enjeu était aussi de traduire une façon d’être, un état d’esprit, une gestuelle, pas seulement des phrases. Les dialogues sonnent naturels et spontanés en anglais, mais on devine que c’est grâce à un sérieux travail d’écriture. Nous avons dû être attentifs aux nombreuses références culturelles et sociologiques, ainsi qu’aux implications féministes des dialogues. D’autre part, la vie intérieure de Sheila est très agitée : elle a des ambitions fortes et un mental de combattante, mais elle se déteste et s’adresse des invectives sévères à elle-même. Pour être clair, elle se traite de tous les noms ! Ce qui nous a demandé un certain savoir-faire dans le maniement des « gros mots ».
Faut-il s’identifier aux personnages pour que les répliques françaises soient davantage authentiques ?
Stéphane : La réponse est peut-être dans l’appellation officielle de notre métier : traducteur-adaptateur. Le terme « adaptation » compte beaucoup pour moi, car j’ai souvent l’impression de m’adapter moi-même aux personnages de fiction que je dois faire parler. Donc oui, je peux avoir un processus d’identification par ce biais. Mais j’insiste sur cette idée d’adaptation. On nous demande parfois quelle est notre spécialité (ou on nous étiquette sans nous prévenir) : le policier, le psychologique, la comédie… Alors que s’adapter à tout en permanence est une des plus stimulantes exigences de notre activité. Un traducteur change tout le temps de style et de couleur, comme un caméléon sur une couverture écossaise. Un bon adaptateur doit savoir adapter mais aussi s’adapter : s’adapter au contexte, aux préférences et au style du directeur artistique, aux demandes du diffuseur, aux contraintes techniques ou temporelles…
Fanny : S’identifier ? Peut-être pas. Cependant, il faut se mettre à la place de chaque personnage, être habité et rester fidèle à ce qu’ils doivent être. Qu’il s’agisse de Sheila ou d’un hippie fumeur de joints, je me demande toujours si c’est ainsi qu’ils s’exprimeraient en français. Il faut que ça ait l’air de sortir de leur bouche, mais avec nos sensibilités personnelles.
Pour être meilleurs, a-t-il fallu vous mettre à l’aérobic ? :)
Stéphane : [Rires] Physical est une série très sportive pour les adaptateurs, en tout cas. Chaque matin, je partais travailler en sachant que j’allais devoir mouiller ma chemise pour placer des mots français adéquats dans la bouche de ces Californiens des années 80 qui ont chacun leur élocution et leur style. J’avais parfois l’impression d’être un orthophoniste qui voit défiler toute la journée des patients très mal disposés. En plus, leurs raisonnements partent dans tous les sens, car ils sont à la fois fortement ambitieux et franchement paumés. Donc oui, travailler sur Physical était physique. Et c’est important de faire une relecture avec quelqu’un avant l’enregistrement pour tester l’adaptation et la mettre à l’épreuve. En tout cas, les difficultés étaient stimulantes, car j’avais envie de restituer en V.F. les excès bizarres et la vraie détresse de Sheila, sans négliger les autres personnages. Restituer l’humour, aussi. On riait souvent en découvrant l’épisode. Et pour répondre à la question, c’est vrai que le sport tient une place centrale dans la série. Cette femme combative utilise l’aérobic pour gagner sa vie, mais aussi pour repousser toute la négativité qui l’entoure.
Fanny : L’aérobic est en effet un élément-clé de la série. Cela a demandé de nombreuses recherches terminologiques. Par ailleurs, la série se déroule dans les années 80 : c’est un peu kitsch mais très drôle. Nous avons joué sur ce registre. Cela a évidemment soulevé de nombreux questionnements sur les expressions de l’époque. À titre personnel, je n’ai pas connu les années 80, cependant j’ai toujours regardé beaucoup de séries. Pour Physical, je me suis remémoré les versions sous-titrées et les VF de cette époque. Mais c’est aussi l’essence de notre métier de savoir s’adapter à l’époque de l’œuvre que l’on nous confie.
Faut-il être un grand consommateur de séries pour faire de meilleures traductions ?
Fanny : Les auteurs-adaptateurs se nourrissent de toutes les sources de culture possibles. Ils sont en perpétuelle observation du langage. Au fil du temps, nous nous constituons une banque d’expressions et de tournures que nous mémorisons et dans lesquelles nous piochons inconsciemment. C’est un gros travail d’observation et d’enregistrement.
Stéphane : Je ne suis plus abonné à aucune plateforme. Il me semble important d’avoir une vie culturelle à l’extérieur. Donc je suis un grand consommateur de films en salle, d’expositions, de spectacles, de journaux, de livres... Pour le choix des films, je n’ai pas de critères bien définis car ils peuvent tous me plaire ou m’intéresser, quels que soient leur date et lieu de naissance. Se promener dans d’autres cultures et d’autres mentalités est bon pour mes neurones. Et aussi pour la qualité de mon travail, je présume.
Pour Physical, vous avez dû travailler dans les locaux de TitraFilm. Comment l’avez-vous vécu ?
Stéphane : Devoir adapter sur le site de TitraFilm était une contrainte qui avait plein de bons côtés, notamment le fait de se retrouver chaque matin dans un vrai décor de travail et au milieu de tous les autres intervenants du doublage. En plus, l’ambiance était bonne. Et cela me permettait de communiquer spontanément avec Fanny, puisque nos bureaux étaient voisins. Nous pouvions aussi partager des interrogations avec Nina Ferré et Odile Manforti, qui sous-titraient Physical. C’était agréable d’échanger des conseils, des idées. Ou de parler d’autre chose ! Nous avons toujours joué collectif : chacun avait accès au travail de l’autre au fur et à mesure. Et j’adoptais le choix de traduction de mes collègues du sous-titrage lorsqu’il était plus pertinent que le mien.
Fanny : Je l’ai pris comme une manière différente de travailler. Il faut savoir que nous étions libres de nos mouvements. Nous n’avions pas à pointer et nous avions même la possibilité de venir travailler le week-end. Pour moi aussi, c’était agréable de travailler avec les autres auteurs du programme. C’était également pratique de pouvoir solliciter les détecteurs sur place, pour l’ajout d’un personnage d’ambiance par exemple.
Aujourd’hui, quelle vision du métier d’auteur-adaptateur avez-vous ?
Stéphane : Je le vois comme un travail d’équipe. L’adaptateur est au milieu d’une chaîne de fabrication qui fait intervenir de nombreuses compétences : la chargée de projet qui crée l’ambiance de travail, coordonne, planifie, la directrice artistique de qui dépend à peu près tout, les techniciens qui préparent le matériel, le détecteur qui prépare la partition, les comédiennes et comédiens qui donnent vie à tout ça, l’ingénieur du son qui pilote l’engin, d’autres intervenants que je crains d’oublier… En tout cas, nous sommes tous tributaires les uns des autres. Chacun influence le travail du suivant. Ce n’est donc pas une activité solitaire, comme on pourrait le croire. D’autant que nous vivons aussi avec plein d’autres personnes toute la journée : les créateurs et les scénaristes des œuvres que nous adaptons (qui dans mon imagination parfois me surveillent) et peut-être aussi les personnages de fiction, qui ont leur vie propre et parfois me bousculent. Bref, c’est un métier dans lequel on ne s’ennuie pas.
Fanny : J’ajouterais que ce « collectif » existe tout simplement au sein de notre profession grâce à l’ATAA. Nous nous exprimons collectivement et individuellement auprès de nos clients pour défendre nos conditions de travail, notamment pour maintenir un tarif respectable… et pour que notre beau métier continue d’exister.