Bravo pour ce Prix ! D’autant que vous êtes de tout jeunes adaptateurs. Parlez-nous de vos débuts dans le métier.
Marie Laroussinie : En effet, nous sommes en tout début de carrière. Personnellement, j’ai réalisé ma première adaptation fin 2016. Initialement, je m’imaginais devenir prof d’anglais. Mais après quelques heures de tutorat et de cours particuliers, j’ai compris que ce métier n’était pas fait pour moi. La révélation est survenue à l’occasion de mon stage à Dubbing Brothers en Licence 3 LEA. Lors de ma première journée passée en studio, j’ai immédiatement su que c’était là que je voulais être ! Ce stage s’est déroulé au sein de la production télé : je m’occupais de la recherche de voix, du visionnage, de la convocation des comédiens… C’est de cette manière que j’ai découvert le doublage. Cela m’a tout de suite intéressée, mais je ne connaissais rien au métier… J’ai finalement décidé de suivre le Master en traduction audiovisuelle à l’université de Nanterre. En Master 1, Dubbing Brothers m’a proposé un CDD de remplacement pour m’occuper de la préparation technique : envois en détection, envois aux auteurs, conformations, mise en place de bandes… Au quotidien, je travaillais au contact des adaptateurs, et des détecteurs avec qui je me suis formée aux logiciels. J’ai véritablement commencé la traduction durant mon année de Master 2 où on m’a confié des épisodes des Feux de l’amour.
Christophe Elson : En comparaison de Marie, je suis ultra junior dans ce métier. Je me suis lancé dans la traduction audiovisuelle il y a trois ans seulement. Grâce à son aide ! Suite à un désistement, Marie m’a poussé à saisir l’opportunité qui s’offrait à nous de traduire en binôme un épisode des Feux de l’amour. Étant bilingue, j’avais certes les bases de la langue, mais aucune méthode de travail, ni aucune connaissance des logiciels. Marie m’a formé en accéléré. Ce n’était pas toujours facile : elle a été extrêmement exigeante. Avant cela, j’avais ma société de webmarketing ; et précédemment encore, je traduisais des sites Internet. Mon parcours est plutôt atypique. Surtout si on tient compte du fait que je voulais devenir doubleur voix. Malheureusement, je n’avais ni les capacités vocales ni le talent de comédien… Après les Feux de l’amour, on m’a proposé un premier documentaire Netflix sur les incendies en Californie. Ensuite, les projets se sont enchaînés. Aujourd’hui, c’est la consécration avec ce Prix !
Comment expliquez-vous que l’on vous ait beaucoup sollicités alors même que vous débutiez dans le métier ?
ML : Mes différentes collaborations à Dubbing Brothers m’ont permis de connaître les chargés de production. Je pense que c’est pour cette raison qu’ils m’ont plus facilement fait confiance. D’autant que mon travail durant mes stages avait donné satisfaction. La suite semblait plus naturelle. Le tremplin est également venu de la saison 5 de Arrow qu’on m’a demandé de reprendre au pied levé suite au départ d’un traducteur. À l’époque, cette série était encore diffusée sur TF1. Il fallait assurer… Mais cela m’a offert une reconnaissance dans le secteur.
CE : Personnellement, j’ai eu la chance que Marie me mette le pied à l’étrier et d’arriver dans le métier au bon moment. Selon moi, le plus dur est d’obtenir une première opportunité et surtout de ne pas la louper ! J’ai aussi bénéficié du lancement de la voice over à Dubbing Brothers : ils ont dû rechercher intensivement des auteurs. C’est ainsi qu’ils m’ont proposé de nombreux projets. Le confinement a également aidé : malgré les nombreux projets, le secteur avait du mal à recruter des collaborateurs. Mais moi, j’étais disponible.
Parlez-nous du lancement de l’adaptation de Derrière nos écrans de fumée.
ML : Au démarrage du projet, on s’est interrogé sur les différents types d’adaptation. Il est de tradition de sous-titrer les images d’archives, aussi il avait été envisagé de sous-titrer les archives, de passer les interviews en voice over et de doubler la partie fiction. Avec Caroline Cadrieu la directrice artistique, nous avons fait plusieurs essais et enregistré de courtes séquences afin de trancher. Finalement, Netflix a décidé de garder la voice over pour les images d’archives et pour les interviews, et le doublage pour la fiction. Pour une meilleure fluidité et une expérience plus immersive.
Par ailleurs, ce qui n’est pas systématique, nous avons reçu un script 100% conforme. Dubbing Brothers avait aussi demandé à son service montage de nous fournir un relevé des time code distinguant les parties à doubler synchrones et les parties à écrire en voice over. Ainsi, dès le premier visionnage du film, nous avons pu identifier les passages de chacun et quantifier notre travail. Nous avons donc travaillé sur des bandes séparées.
Ce documentaire a-t-il demandé d’importantes recherches documentaires ?
CE : Ma première partie de carrière m’a aidé dans la compréhension du sujet. C’est un milieu qui me parle, notamment sur les aspects techniques. Cependant il a fallu enquêter sur les personnages, identifier correctement les thématiques et choisir les bons termes techniques. D’autant que l’enjeu était de rester cohérent avec la VO et l’univers des Gafam et des start-up. Tout en étant accessible… Parfois les intervenants utilisaient un vocabulaire très spécifique, pas toujours facile à retranscrire pour le grand public. C’est un sujet pointu où on passe de Twitter à Instagram puis à Facebook en permanence : les spectateurs ne connaissant pas en profondeur les réseaux sociaux peuvent rapidement être perdus. Mais le cœur du sujet reste les ravages psychologiques des réseaux sociaux sur les adolescents. Le documentaire cite de nombreuses études que j’ai lues afin de retranscrire avec exactitude les chiffres évoqués. Toute la documentation utilisée pour ce programme est disponible sur le site internet du Center for Humane Technology, l’organisation créée par Tristan Harris, le principal intervenant dans Derrière nos écrans de fumée. Je me suis inscrit à leur newsletter et ai suivi leurs conférences en ligne. J’ai aussi regardé les conférences sur YouTube du co-fondateur de Facebook, Sean Parker.
Derrière nos écrans de fumée a rencontré un immense succès. Aviez-vous été sensibilisés sur l’enjeu commercial de ce programme ?
ML : Netflix ne nous a mis aucune pression. Il s’agit d’un docu-fiction qui met en scène une famille avec deux enfants, donc on imaginait bien que le contenu s’adressait à un public large. Fallait-il s’attendre au même succès que The Social Network, le film sorti en 2010 retraçant la création de Facebook, et dont la formule a été reprise dans le titre anglais The Social Dilemma ? Quoi qu’il en soit, la surprise est venue du fort bouche-à-oreille. Chose rare : plusieurs de mes amis m’ont spontanément recommandé de regarder ce documentaire. Intérieurement, cela me faisait beaucoup rire, car ils étaient loin d’imaginer que je l’avais déjà visionné 4 ou 5 fois !
Dans les documentaires, les intervenants construisent parfois mal leurs phrases et laissent plus deviner leurs idées qu’ils ne les expriment. Est-ce que cela a été le cas pour ce documentaire ?
CE : Il a fallu synthétiser et revoir les phrases mal construites. Néanmoins, ce documentaire ne laissait pas de place à l’interprétation : les intervenants, des anciens des GAFAM, avaient au préalable bordé leurs déclarations en collaboration avec leurs avocats. Afin de ne pas trahir leurs clauses de confidentialité que l’on imagine nombreuses…
Comment s’est déroulée la collaboration avec Caroline Cadrieu, la directrice artistique ?
CE: Travailler en étroite collaboration avec Caroline – et les DA en général – permet de mieux écrire, car on sait comment elle utilisera le texte. On sait où on va. Et en fin de travail, c’est essentiel d’avoir son retour : cela aide à ne pas rester dans ses automatismes et dans ses erreurs. Ainsi on peut véritablement s’améliorer.
ML : Caroline Cadrieu est très impliquée : elle visionne en amont les programmes et se veut dans l’échange avec ses auteurs. C’est une chance. Elle m’avait également communiqué le casting des principales voix, ce qui m’a aidé dans mon travail. Personnellement, j’ai dans l’oreille la voix d’un petit nombre de comédiens de doublage, comme Yoann Sover, qui faisait les trois voix artificielles dans Derrière nos écrans de fumée. Quand je relis mon texte, j’imagine comment il va être joué : la voix, les intonations, la vitesse de diction… Je parviens à visualiser comment ces comédiens vont rentrer dans leur personnage et à me les représenter au niveau de la synchro. C’est particulièrement vrai quand on travaille sur de longues séries, comme Dynastie (CBS Netflix) dont j’ai co-adapté cinq saisons de 22 épisodes. Je connais parfaitement les voix françaises de tous les comédiens. Je sais que certains ont toujours trop de texte et qu’il faut synthétiser. D’autres, comme Christophe Lemoine, parlent à 100 km/heure – c’est connu de tous dans le milieu – donc il faut lui écrire beaucoup de texte. Et si certains n’aiment pas certains mots ou expressions, je m’adapte en les évitant dans leurs dialogues.
Comment voyez-vous l’avenir ? Et l’arrivée massive des plateformes ?
ML : Comme dans tous les secteurs, il y a du bon et du moins bon. Mais à titre personnel, je n’ai vu que du positif dans ma collaboration avec Netflix. Même s’ils ont beaucoup été décriés dans la presse concernant les rémunérations, je note qu’ils pratiquent les tarifs habituels des studios avec qui nous travaillons. C’est d’ailleurs la même chose quelle que soit la plateforme. C’est peut-être plus compliqué concernant le sous-titrage…
Avec les plateformes, je dispose de plus de liberté en comparaison de la télévision. Il n’y a pas de censure, nous ne sommes pas obligés d’édulcorer certains dialogues truffés d’insultes. Ou d’éviter de parler d’alcool... La diffusion en télévision peut entraîner de nombreuses modifications ; souvent on y perd. Avec les plateformes, l’adaptation est davantage conforme à la VO. C’est très agréable.
CE : Je pense que l’on vit l’âge d’or des plateformes. À l’heure actuelle, c’est l’euphorie. Il y a tellement de contenus à traduire que les studios vont avoir besoin de s’agrandir. Mais il faut encore que le marché mûrisse et il ne faut pas que les adaptations en pâtissent. En parallèle, je comprends l’inquiétude du milieu cinématographique exprimée lors des États généraux du cinéma. Selon moi, il ne s’agit pas de la même expérience. Il y a de la place pour tout le monde.