Félicitations pour votre distinction pour la voice-over de Seaspiracy ! Pouvez-vous nous parler en détail de ce documentaire qui traite de la surpêche et de son impact sur l’environnement ?
Il s’agit d’un documentaire très dense, fourmillant de chiffres et de données dont le rythme s’accélère progressivement. Le propos traite des déchets plastiques avant de monter en puissance avec la chasse aux dauphins au Japon et l’esclavage de pêcheurs de crevettes sur des bateaux thaïlandais. Il y a même une scène où le réalisateur se fait contrôler par la police. La musique devient palpitante… Et j’avoue que le massacre des requins et la chasse à la baleine aux îles Féroé m’ont donné des haut-le-cœur. En découvrant le contenu, j’ai aussi ressenti une pointe d’angoisse : il s’agissait d’un sujet grave, d’un sujet d’actualité et j’avais l’obligation d’en rendre compte au mieux. Évidemment, c’est le cas pour tous les projets qui nous sont confiés, néanmoins j’ai ressenti une pression supplémentaire. D’autant que ce documentaire avait des chances d’être médiatisé.
Comment avez-vous fait pour traduire au mieux cette masse de chiffres ?
J’ai entrepris de nombreuses recherches sur les sites internet des ONG citées dans le documentaire et dans la presse pour retrouver les articles également mentionnés. Le site de Sea Shepherd m’a aussi été utile pour comprendre leurs actions. J’ai vérifié les références et les données scientifiques afin de m’assurer que j’avais bien saisi. Je ne voulais pas seulement avoir l’impression de comprendre. Selon moi, il est important de revenir à la source (quand c’est possible), pour une totale compréhension. D’autant qu’il faut être vigilant avec les données sorties de leur contexte du fait du montage. Cette recherche m’a également permis de traduire correctement des termes techniques comme « prise accessoire » (by-catch en anglais).
Pour vérifier son propos, vous avez même contacté un lanceur d’alerte écossais qui était interviewé dans le documentaire.
Il est impossible d’entreprendre ce genre de démarche pour tous nos travaux. Cela demanderait trop de temps, et nos clauses de confidentialité ne nous l’autoriseraient pas non plus. Cependant, dans le cas présent, il y avait une phrase qui me prenait la tête, que je n’arrivais vraiment pas à démêler… Et Don Staniford n’intervenait que cinq petites minutes sur les conditions d’élevage des saumons en Écosse : je sentais que c’était une information choc et je ne voulais pas qu’elle perde son effet. À peine mon e-mail envoyé, il m’a répondu ! Il a aussi été enchanté d’apprendre que ma traduction avait reçu un Prix. Cette nouvelle lui a permis de relancer une communication sur ce documentaire qui date de 2021 et de remettre en lumière son combat.
Avec tous ces chiffres, n’y avait-il pas un risque de « perdre » le spectateur ?
Dans mon travail, je garde pour objectif de raconter une histoire, telle que j’aimerais qu’on me la raconte. Je réalise en général une première traduction au plus proche de la VO, puis je vérifie le résultat à voix haute, en le jouant pour moi-même. À l’oreille, je sens tout de suite si une phrase convient ou pas. C’est à ce stade que je décide de changer l’ordre des mots ou de simplifier les formulations, surtout si le contenu est trop dense et pas assez intelligible (en particulier pour un spectateur qui ne connaîtrait rien au sujet). Il s’agit d’un gros travail à l’oral, mais c’est en me relisant que j’obtiens véritablement cet effet de récit.
Dans Seaspiracy, les intervenants sont parfois pris au piège par le réalisateur. Comment avez-vous traduit ces passages ambivalents ?
En effet, il arrive que le réalisateur pousse les intervenants dans leurs retranchements. Les gens se retrouvent acculés. Ils bredouillent. Il y a des silences… Dans ces cas-là, je traduis quasiment mot à mot. J’évite totalement de surinterpréter et je laisse jouer les silences. Il est de ma responsabilité de donner la bonne information ; je ne prends pas le risque de dénaturer le propos. En cas de doute, il m’arrive aussi de demander l’avis d’autres traducteurs.
Seaspiracy a été beaucoup décrié. Tant par les partisans de la pêche industrielle que par ses détracteurs. Qu’avez-vous pensé de cette polémique ?
J’ai découvert la polémique quelques mois après la sortie du documentaire. Certaines données ont été remises en question, notamment celle qui prédit que les océans se videraient de toute vie d’ici 2048. Je savais que c’était un documentaire-choc qui jouait sur le sensationnalisme, mais en tant que traductrice, je n’avais pas à juger le fond. Ma mission était de le restituer dans son intégrité. Pour bien faire mon travail, je me plonge à 100 % ; il faut que j’adhère au contenu. Dans le cas présent, j’étais en phase avec le propos. Mais quoi qu’on en pense, l’objectif de Seaspiracy est d’éveiller les consciences. En cela, il a son utilité. À titre personnel, j’ai aimé ce rythme qui nous embarque du début à la fin. Et certaines interviews comme celle de l’océanographe Sylvia Earle sont édifiantes.
Quand vous avez adapté Seaspiracy, vous exerciez ce métier depuis moins de deux ans. Que faisiez-vous avant ?
Pendant 9 ans, j’ai été chargée de production chez Dubbing Brothers. Ce studio m’avait engagée à l’issue de mon stage de Master 2 effectué au service sous-titrage. Un poste venait tout juste de se libérer. Puis 7 ans plus tard, j’ai rejoint le service doublage.
La double casquette de chargée de production et d’adaptatrice est un atout indéniable.
Le relationnel est essentiel dans notre secteur d’activité. Comprendre le métier de l’autre permet de mieux communiquer et d’entretenir une relation harmonieuse. Je sais d'expérience que tous les projets ne peuvent pas être linéaires et je connais les contraintes et le quotidien des chargés de production. Mon expérience m’aide aussi à déterminer les conditions de travail qu’il est possible d’accepter et celles qu’il vaut mieux refuser.
Après toutes ces années chez Dubbing Brothers, pourquoi avoir décidé de devenir adaptatrice ?
Pour des raisons à la fois personnelles et professionnelles, j’ai eu envie de me mettre au vert et de quitter Paris. Seulement, je souhaitais rester dans l’audiovisuel et capitaliser sur ce que j’avais acquis dans ce secteur. C’est de cette manière que je me suis lancée dans la traduction en free-lance. Après avoir voyagé pendant plusieurs mois, j’ai commencé mon activité fin 2019. Assez naturellement, Dubbing Brothers est devenu un de mes clients, d’autant qu’ils avaient un important volume de projets en voice-over à cette période-là. J’ai commencé par adapter des épisodes de l'émission Le monde selon Jeff Goldblum pour Disney+, et un programme intitulé 100 Humans pour Netflix, afin de faire mes preuves en tant que traductrice. C’était un début en catimini. Je me demandais quelle était ma légitimité.
Est-ce le syndrome de l’imposteur qui vous a empêchée d’adhérer à l’ATAA ?
Oui, totalement ! Avant ce Prix et avant tous les échanges avec le jury et le comité d’organisation, je ne savais pas vraiment quelle était ma place dans ce métier. Quand j’ai commencé l’adaptation audiovisuelle, j’ignorais si j’allais transformer l’essai. Je suis diplômée d’une licence d’anglais, aussi je possède une base solide en langue, mais mon Master spécialisé en traduction multilingue et gestion de projet m’a essentiellement formée à la traduction technique. Comment me sentir à la hauteur ? Bien sûr, j’ai eu des retours positifs sur mon travail. Néanmoins, chaque nouveau projet reste un défi et j’ai le sentiment de devoir toujours tout reprendre à zéro. Je découvre que ce métier est un peu angoissant. Par chance, j’observe qu’il y a beaucoup d’entraide entre les auteurs. À titre personnel, je n’hésite pas à solliciter les conseils de mes amies traductrices. On échange beaucoup sur nos expériences et nos bonnes pratiques. Je consulte aussi les groupes de discussion sur les réseaux sociaux. Je retrouve dans ce soutien mutuel l’esprit de l’action collective de l’ATAA. Une action commune qui peut mener à de grandes solutions. Aujourd’hui, j’ai envie de faire partie de ce tout !