Lors de la remise du Prix de l’adaptation en doublage pour un film en prises de vue réelles, Christèle Wurmser (auteure de doublage, dialoguiste, comédienne et directrice artistique) a fait un discours qui a su toucher l’ensemble du public, par l’émotion qu’il reflétait, la musique de ses mots, la force et la justesse de ses propos. Nous vous proposons de le découvrir ci-dessous, avec l’aimable autorisation de Christèle.
L’année 2015 aura été pour moi l’occasion de faire une découverte que je n’aurais jamais pensé devoir faire : c’est qu’il faut parfois du courage pour croire à la fiction ! Et qu’il en faut particulièrement quand on se sent dépassé par la réalité. Et j’avoue qu’avec ce qui a eu lieu dans nos rues cette année, je me suis sentie dépassée. Ça se déroulait sous mes fenêtres.
Et au cœur du marasme, une drôle d’étincelle a jailli dans mon esprit : « Dis-toi que tu as de la chance d’avoir la fiction pour métier ! Dis-toi que tu as de la chance d’être obligée, chaque jour, de te coller non pas à la fenêtre qui donne sur ta rue, mais à une autre fenêtre, qui ouvre sur une multitude de mondes parallèles, tous plus inattendus les uns que les autres, plus riches, plus imaginatifs, et si tu veux t’échapper, tu n’as qu’à appuyer sur un bouton. »
C’est cette petite étincelle qui m’a donné le courage de revenir à la fiction et de continuer à travers elle, à aimer non seulement le genre humain mais surtout les artistes qui par leur capacité inépuisable à créer, à inventer, à extraire du néant des œuvres susceptibles de résister au passage des siècles, élèvent quotidiennement le petit humain loin au dessus du barbare et de l’animal. J’ai donc changé de fenêtre et j’ai recommencé à bosser.
Je suis, de par mon parcours, de par ma nature autant que de par ma formation, une passionnée du dialogue. L’écriture a toujours tenu une grande place dans ma vie, et plus particulièrement le dialogue.
Je crois à la force de la poésie pour toucher au cœur, même dans les phrases les plus simples. Je crois à la mécanique du dialogue, à son rythme, à ses consonances et à sa dimension ludique pour faire entendre, sans qu’on y prenne garde, les idées les plus osées ou les plus pudiques. Je crois à la personnalisation de l’écriture pour personnaliser les personnages. Je crois à l’engagement de l’auteur à l’intérieur de chaque mot qu’il choisit et je crois qu’un auteur, contrairement à ce que j’entends souvent dire, ne choisit pas ses mots que pour leur définition dans le dictionnaire mais aussi pour leur couleur, leur tempo, leur capacité à provoquer les images et les contretemps quand ils s’entrechoquent. Je crois qu’un auteur ne construit pas ses phrases que pour faire sens mais aussi parfois simplement parce que, dans les sonorités de sa langue, ça lui paraît beau. Je crois qu’il ne fait pas dialoguer ses personnages uniquement pour nous transmettre des informations mais aussi pour que s’éveille en nous des images imprévues, des émotions que rien n’explique, si ce n’est l’Art d’écrire.
Si ce n’était pas le cas, Racine serait-il Racine et le serait-il resté jusqu’à aujourd’hui? Et que dire de Duras ? Koltès ? Nathalie Sarraute? Aurions-nous retenu des dialogues entiers signés Prévert, Audiard, Godard ? Est-ce que Joël Pommerat nous bouleverserait en nous racontant simplement des contes que pourtant, nous connaissons tous par cœur ?
On me dira « Ils ne font pas du doublage »… Je répondrai : « Ils font du dialogue. » Et Koltès, par exemple, est-il si loin de nos préoccupations quand il écrit une traduction du Conte d’Hiver de Shakespeare ? Laquelle est une pure merveille, prouvant que lorsqu’il entre dans le chausson d’un confrère, l’auteur peut garder- et ne le doit-il pas ?- tout ce qui fait la force de son propre talent et de son identité.
Vous l’aurez compris, nous avons beaucoup échangé –je préfère dire « échangé » que « débattu »- sur cette question de l’identité de l’adaptateur-dialoguiste lequel est pour moi, avant toute autre définition, un auteur. C’est à dire un artiste. Un de ceux, comme je le rappelais l’année dernière, « qui sont au début de toute chose et qui savent tenir un crayon ». Et nous avons fini par convenir cette année qu’une adaptation réduite à la plus plate expression d’une traduction mot à mot, c’est aussi triste qu’un oiseau qu’on empêcherait de voler ou qu’un crayon avec lequel on n’aurait pas le droit de dessiner. Nous avons convenu que pour nous tenir éveillés et enchantés devant notre fenêtre magique, il nous fallait du style, de l’audace, de l’invention, de l’image dans les mots comme nous avons parfois du silence dans l’image. Et puis de l’intelligence.
Du coup, j’ai vérifié dans le Larousse la définition de l’intelligence. Encore une preuve que les mots ne cessent de nous faire des clins d’œil ! « Aptitude d’un être humain à s’adapter, à choisir des moyens d’action en fonction des circonstances »…
Ce prix est important parce qu’il pointe un projecteur sur un groupuscule d’individus- nous tous ici réunis- qui s’occupent de la langue française. Et c’est bien elle, je crois, qui doit rester le centre de nos préoccupations. L’espace qui sépare deux langues est tantôt ténu, tantôt vertigineux. A l’intérieur de cet espace mouvant, l’adaptateur-dialoguiste a de graves problèmes de fidélité… Problèmes matérialisés par l’éternelle question : « Est-ce bien ce qu’il dit ? » Ne faudrait-il pas oser pousser le doute plus loin : « Si l’auteur du film, à l’origine, avait écrit son dialogue en français, est-ce bien ce qu’il aurait écrit ? » A quoi s’ajoute une autre question : un film en version originale étant toujours par définition rigoureusement synchrone avec lui-même, est-ce bien lui être fidèle qu’écrire des mots rigoureusement traduits mais qui n’entrent pas dans les bouches ? …
Chers adaptateurs/adaptatrices dialoguistes, nous avons mesuré à quel point l’infidélité ne vous est pas légère et c’est tout à votre honneur. C’est aussi ce qui nous permet de vous dire que vous avez de très belles infidélités et que nous comptons sur vous pour continuer sur ce chemin et pour continuer de défendre la liberté d’écrire en français. Parce que, ne l’oubliez pas : ceux qui savent tenir un crayon, c’est vous.