Deauville, le retour

(des sous-titres calamiteux)

En 2020, plusieurs membres de l’ATAA qui assistaient pour leur plaisir au Festival du film américain de Deauville s’émouvaient dans un billet de blog de la piètre (c’est peu dire) qualité de beaucoup de sous-titrages des films présentés en sélection, notamment des films n’ayant pas de distributeur français. Visiblement, c’était s’époumoner pour rien : force est de constater que la qualité n’a fait qu’empirer, notamment sous l’influence de la machine dont on nous promet qu’elle peut avantageusement remplacer les traducteurs, appelée même « intelligence » artificielle, mais on se demande bien pourquoi ici. Car celle-ci montre clairement ses limites (alerte spoiler !) par son absence de prise de décision sensible, de désambiguïsation, d’analyse de l’image ou du contexte ou simplement de la langue.

Les équipes de films ou productions américaines de ces films indépendants souvent à petit budget se retrouvent sans doute tentées de « simplement » passer leur fichier de sous-titres anglais dans une moulinette de traduction automatique, et cela sans que l’équipe du Festival n’ait contrôlé le résultat catastrophique, si l’on en croit les erreurs grossières, systématismes absurdes et répétitions inutiles qu’une intelligence humaine ne ferait jamais, les non-dits non traités et facteurs de contresens, les références culturelles ou traits d’humour qui passent à la trappe, les choix sémantiques inexistants et les subtilités de sens ou de registre de langue allègrement piétinées. En deux mots comme en cent, bien souvent, ça n’avait AUCUN SENS.

On pourrait relever une certaine ironie dans le fait que ce Festival qui se targue d’être un dialogue entre le cinéma américain et le cinéma français, comme cela a été répété toute la semaine, fasse aussi peu de cas de la traduction des dialogues des films qu’elle présente. De toute évidence, en laissant faire ces pratiques de traduction automatique ou non professionnelle, le Festival laisse la langue se faire maltraiter, au mépris des œuvres, des équipes de films et du public.

Comme s’en prévaut le Festival, il s’agit d’une semaine de rencontres cinématographiques prestigieuses, pas d’un petit festival du coin bricolé avec les moyens du bord. Le contraste est particulièrement saisissant entre les moyens mis pour les tapis rouges, grands invités et autres tralalas, et l’amateurisme des sous-titres, qui rayent la rétine du public au même titre qu’une image qui serait floue ou déformée. Nombreux étaient les spectateurs qui se déclaraient gênés en fin de projection, ayant eu du mal à suivre le film projeté du fait de sous-titres surchargés, truffés de fautes et d’approximations, voire totalement incompréhensibles.

Pourquoi le Festival néglige-t-il ce pan entier de la post-production et de la diffusion des œuvres, au risque de se discréditer, tout en prétendant mettre à l’honneur lesdites œuvres ?

Pourquoi les productions prennent-elles le risque que leur film soit incompris, son propos, son atmosphère et son esthétisme trahis par une machine dénuée de compréhension ?

Petites études de cas par les membres de l’ATAA qui avaient fait le déplacement cette année et ont courageusement souffert pour offrir ce compte rendu 😊

BANG BANG

Le film nous a offert un voyage en absurdie tant de nombreuses phrases ne voulaient rien dire. Entre machine et traducteur humain trop pressé et/ou non francophone qui ne s’est pas relu, notre cœur balance…

Quelle langue on parle ?

Une simple relecture aurait évité le magnifique « Je entends » et comblé les mots qui manquaient, une des marques de fabrique des sous-titrages automatiques, avec les tutoiements et vouvoiements incohérents. Elle aurait aussi permis d’éviter un certain nombre de phrases qui n’ont rien d’idiomatique en français.

“I guess you’ll find out” => « Vous allez découvrir. »

Découvrir quoi, on se le demande toujours.

« Pour tu est sorti de ta cachette ? »

Double faute !

« Si vous t’en a besoin… »

Il faut choisir…

« Je veux pas te faire tu mal. »

Personne n’est à l’abri d’une coquille, mais les correcteurs orthographiques sont faits pour ça.

“Fuck this” => « Plein le cul, laisse tomber »

Là aussi, ce serait bien de choisir pour que le sous-titre soit lisible !

Quel film on regarde ?

Les contresens et les approximations à la pelle ont rendu très difficile la compréhension du film.

“Green’s still green” => traduit par « les novices »

Alors qu’on parle d’argent.

“Fuck me!” quand la voiture du protagoniste tombe en panne => « Baise-moi ! »

On est dans la suite de Titane, tout à coup ?

“He threw that fight” => « Il a lancé le combat » au lieu de (alerte spoiler) « Il s’est couché »

Comment le spectateur peut-il comprendre ce point central de l’intrigue, le fait qu’on accuse le personnage d’avoir truqué un combat contre de l’argent ?

“Bang said” => « La banque a dit… »

Bang étant le personnage principal du film du même nom…

Sans compter que son petit-fils de 16-17 ans, “the kid” en VO, est appelé « l’enfant » tout au long du film.


EXHIBITING FORGIVENESS

On semble avoir affaire ici à un cas classique de sous-titrage automatique à partir de sous-titres anglais qui ne sont pas aux normes françaises (tiret au début de chaque sous-titre, nom du personnage entre crochets en début de réplique, intervalle entre deux sous-titres et changements de plans non respectés…). On assiste ici à un festival de contresens, imprécisions et fautes de plusieurs ordres :

Absence de désambiguïsation

​“Is he represented?” => « Est-ce qu’il est représenté ? » au lieu de « Est-ce qu’il a un agent ? »

Dans un film qui parle de peinture, de portraits, lorsqu’un agent d’artiste prononce cette phrase, une intelligence humaine aurait tout de suite vu le risque d’ambiguïté en français sur le mot « représenté », et l’aurait banni. Conséquence : le spectateur peut penser que l’agent en question demande si c’est le jeune garçon qui est représenté sur le dessin que l’on voit dans le plan précédent, et faire fausse route sur l’intention donnée par la réplique.

Non-traitement des non-dits

​“You forgive him?” => « Tu lui pardonnes ? » au lieu de « Tu lui as pardonné ? »

L’élision à l’oral du “Did” en début de question a été fatale à notre machine ! C’est très important dans la scène que ce verbe soit au passé, sinon on ne comprend pas l’enjeu même du film (indice : c’est dans le titre).

​ “I wanted to go first thing” => « Je voulais y aller en premier » au lieu de « à la première heure »

Joli contresens ! “First thing” est souvent dit à l’oral avec élision de la suite : “in the morning”. On voit à l’image que le personnage A vient chercher le personnage B pour qu’ils y aillent ensemble, pas qu’il y aille avant lui.

Contexte, analyse de l’image

​“Boxes” => « boîtes » au lieu de « cartons »

C’est bête, les machines à traduire ne voient pas le film et ne savent donc pas que l’on parle d’un déménagement.

​“Take a hit” => « se piquer » au lieu de « fumer »

Il est question de crack et de pipes à crack, et non de drogue qui s’injecte. Même sans être experte, une intelligence humaine ne parlerait pas de se piquer avec une pipe.

“I have to be at the studio” => « Je dois être au studio » au lieu de « en studio »

Cette femme est chanteuse, donc elle va « en studio ». « Au studio », on croirait qu’elle parle d’un studio qu’elle a acheté ou loué.

“Forever” => « pour toujours » au lieu de « pour les siècles des siècles »

Il s’agit de la fin d’une prière chrétienne, pas d’un poème d’amour…

Découpage

“surprise family reunion” => « surprise réunion de famille » au lieu de « réunion de famille surprise »

C’est ballot pour la machine, il y a une coupe dans la phrase, avec “surprise” à la fin d’un sous-titre et “family reunion” au début du suivant. On se retrouve donc à l’arrivée avec les mots dans le désordre…

“I’m s…” => « Je suis s… » au lieu de « Je suis d… »

Preuve suprême qu’on a affaire à une machine et non à une intelligence humaine. Ce sous-titre fait suite à moult sous-titres “I’m sorry”/« Je suis désolé », mais en l’absence de vision d’ensemble par la machine, l’erreur était inévitable.

Style, niveau de langue, idiomatisme

​“He gave me you” => « Il m’a donné toi » (une femme à son fils, en parlant du père)

Pas faux grammaticalement, accordons-le à la machine ! Mais personne ne dirait ça en français, c’est très laid et bancal. Une intelligence humaine tournera ça en « Il m’a permis de t’avoir » ou « C’est grâce à lui que je t’ai eu ».

“stay with you” => « rester avec toi » au lieu de « dormir chez toi »

Un grand classique de calque mal digéré.

​ “That son of yours” => « ce fils de toi » au lieu de « ton fiston » ou « ton animal de fils »

Encore du mot-à-mot qui ne veut rien dire en français, la machine n’identifiant pas l’ironie et le côté plaisantin de cette expression toute faite.

​ “Condition” => « condition » au lieu de « maladie » ou « état de santé »

En français, quand on parle de « la condition » de quelqu’un, ça n’a rien à voir, il s’agit de son milieu social. On est donc encore à côté de la plaque si on ne peut pas reconstituer à partir de l’anglais.

Sans parler du fait qu’en l’absence d’analyse de l’image et de qui parle, on a des tutoiements et vouvoiements totalement incohérents tout au long du film.


THE KNIFE

Ce qui frappe et gêne le plus dans ce film, c’est le systématisme des traductions mal senties de petites expressions et rebonds discursifs inutiles, et du mot-à-mot qui prête parfois à confusion ou à rire. On le répète, et ça, la machine ne pourra jamais le comprendre, un système linguistique n’est pas comme un message codé que l’on décrypte et qui permet de substituer systématiquement un mot à un autre !

Expressions courantes à sens multiples, traduites systématiquement et sans analyse du sens

​“OK” toujours traduit par « ça va »

Alors qu’il signifie aussi souvent « D’accord », « Bon », mais surtout qu’on supprime le plus souvent en sous-titre…

“Hey” traduit par « Ecoute »

Alors qu’il faudrait le supprimer presque systématiquement !

“Alright” traduit par « C’est bien »

Alors que c’est aussi « D’accord », ou rien, là encore.

​ “Come on” traduit par « Vas-y »

Alors que c’est souvent pour dire « Allez » ou « Viens ».

Contexte, contexte, contexte

“Hello?” => « Salut ? » au lieu de « Il y a quelqu’un ? »

Le grand classique de la traduction sans contexte. Dans cette scène qui est un sommet de tension du film, on pouffe de rire et on sort du film, c’est dommage.

​“Put your sister down and come back” => « Laisse ta sœur et reviens » au lieu de « Va coucher ta sœur et reviens »

Si elle la laisse là où elles sont, elle revient d’où ensuite ? Un humain qui voit l'image et dispose du contexte comprend tout de suite que le père demande à sa fille d'aller coucher sa sœur car elle est trop jeune pour voir la scène.

Calques en pagaille, flagrant délit de mot-à-mot

“out here” => « dehors ici »

Bien sûr, pourquoi s’embêter ?

“Renovations” => « rénovations » au lieu de « travaux »

Comme n’importe quel locuteur le dit naturellement.

“You’re an animal” => « Tu es animal » au lieu de « Espèce de sauvage » ou « Grand fou »

Dit la femme qui taquine son mari au lit.

“A great neighborhood” => « un grand quartier » au lieu de « un super quartier »

Preuve que l’on est très loin d’une capacité à évaluer le contexte permettant de qualifier ce dont il est question.

“Dry wall” => « mur sec »

Au lieu de « placo ».

“I gotta be up in three hours” => « en trois heures »

Au lieu de « dans trois heures ».

​ “How’s my room?” => « Comment va ma chambre ? » au lieu de « Où en est ma chambre ? »

La machine est fort aimable de se soucier du moral ou de la santé de ladite chambre comme d’un humain, sans doute trop d’empathie…

“It looked like an ordinary knife” => « Il se voyait comme un couteau normal » au lieu de « Il ressemblait à un couteau normal »

Là, on touche le fond, ce n’est même plus du français.


Pour conclure, puisque cette édition du festival a également été l’occasion de découvrir ou de redécouvrir sur grand écran le film visionnaire 2001, L’Odyssée de l’espace, si nous faisions comme Bowman avec HAL ? (alerte spoiler bis) Au lieu de glorifier la machine avec une fascination aveuglée, si on la débranchait tout simplement quand elle devient défectueuse ou dévoyée, voire un obstacle encombrant et nuisible, et ce pour garder les commandes du génie humain ? Ce génie humain indépassable qu’un autre immense cinéaste, Francis Ford Coppola, loue avec enthousiasme dans toutes ses interventions ces jours-ci lors de la promotion de Megalopolis. À méditer…

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