En cette fin d’année 2021, ce n’est pas peu dire que le sous-titrage fait parler de lui. Écho du scandale Roma, le Squidgate est venu rappeler le caractère essentiel de ce mode de traduction et la qualité souvent désastreuse des sous-titrages proposés par les grandes plateformes. Le site RestOfWorld.org s’inquiète, « Lost in translation : l’explosion du streaming génère une grave pénurie de traducteurs. » Le groupement professionnel EGA, qui rassemble les plus grosses sociétés de localisation du monde, publie une étude relayée par le prestigieux site Businesswire, montrant que 61 % des spectateurs rencontrent tous les mois des problèmes avec le doublage et le sous-titrage de programmes en streaming. Le Guardian n’est pas en reste et se demande, « Où sont passés les traducteurs ? »
L’étude EGA a de quoi inquiéter. Sur 15 000 clients de plateformes interrogés, 65 % ont cessé au moins une fois en un an de regarder un programme à cause de son adaptation. Et 30 % sont forcés d’arrêter un visionnage chaque mois. Pour se faire rapidement une idée de ce problème de qualité, il suffit de suivre le fil Twitter du Syndicat national des auteurs et des compositeurs (SNAC) sur l’invraisemblable charabia des sous-titres de la série Y, le dernier homme.
Mais les réponses à ces inquiétudes diffèrent énormément selon les interlocuteurs. Pour l’industrie de la localisation, la mauvaise qualité des sous-titrages serait due à une pénurie de traducteurs, qui oblige les sociétés à engager des seconds couteaux. Pour le PDG de la tristement célèbre société Iyuno-SDI, mise sur liste noire par les associations professionnelles de nombreux pays pour ses pratiques tarifaires catastrophiques, les plateformes doivent tout simplement se résoudre à accepter de moins bons sous-titrages. Belle ambition. Il y aurait trop de travail et pas assez de traducteurs ou, pour reprendre l’expression imagée inventée par Chris Fetner, directeur de l’EGA et ancien de Netflix : « l’éponge est pleine et ne peut plus absorber d’eau. »
Mais n’y aurait-il pas une autre manière d’aborder le problème ?
Le constat de l’effondrement de la qualité ne devrait-il pas simplement être rapporté à l’effondrement des tarifs et des délais constaté par les associations professionnelles du monde entier ? Interrogées par le Guardian, des traductrices font un constat sans appel. Conseilleriez-vous à des jeunes de se lancer dans le métier aujourd’hui ? « Non, ça ne vaut pas la peine de perdre son temps », répond Anne Wanders, sauf si on veut y engloutir ses économies pour continuer à manger. « Il n’y a aucun tarif minimum, la rémunération peut descendre à pratiquement zéro », renchérit Max Deryagin, président de l’association britannique Subtle. Pablo Romero-Fresco, professeur à l’université de Roehampton, explique que 50 % des revenus générés par n’importe quel film viennent des versions traduites, alors que seulement 0,01 à 0,1 % du budget est alloué à ces traductions.
Le niveau des rémunérations proposées par les industriels de la localisation commence à fuiter et de rapides calculs viennent corroborer ces constats. On notera d’ores et déjà que la traduction audiovisuelle, une branche hautement spécialisée de la traduction littéraire, est le seul mode de traduction au monde où l’on n’est pas payé selon la quantité de texte traduit (un épisode de série de 45 minutes peut contenir 300, 500 ou 800 sous-titres). Netflix paierait 13 dollars par minute pour du sous-titrage du coréen vers l’anglais, mais les articles cités rappellent que les industriels empochent une partie de cette somme. Les tarifs effectivement touchés par les traducteurs seraient plus proches de 5 dollars la minute (leur employeur marge donc à plus de 50 %, ce qui ne semble pas déranger les plateformes). Sachant qu’il faut cinq jours pour traduire correctement un épisode de série (chiffre donné par les organisations professionnelles), cela donne le montant royal de 50 dollars par jour, soit environ 1000 dollars par mois, une somme qui, en Angleterre, en Suède, en Allemagne ou en Corée, ne couvre même pas un loyer. Mais cela est peut-être très bien pour les pays à plus faibles niveau de vie ? Non, car les industriels de la localisation s’adaptent. En Europe de l’Est, par exemple, mais aussi en Espagne ou au Portugal, la rémunération minutaire tourne plutôt autour de 3 dollars, ce qui nous amène (même en réduisant à 4 jours le temps passé sur un épisode) à... 34 dollars par jour.
Comment s’étonner, si on reste de bonne foi, que les sous-titres soient si mauvais ? Surtout si l’on sait que les templates1 saccagent le montage et le sens de l’original, et qu’elles obligent toutes les traductions à se conformer au rythme de l’anglais . Ou que la plupart des langues sont d’abord traduites vers l’anglais, puis vers la langue de destination, ce qui appauvrit les contenus, efface les particularités culturelles et génère quantité d’erreurs (voir cet article du Hollywood Reporter). Une absurdité totale à une époque où les publics se passionnent pour les productions audiovisuelles non anglophones.
Comme l’explique au Guardian Katrina Leonoudakis, qui traduit du japonais vers l’anglais : « Ces entreprises qui pèsent des millions et des millions de dollars refusent de payer décemment les professionnels expérimentés et choisissent toujours le prestataire le moins cher. Cela en dit long sur leur avidité et leur irrespect total pour l’art de la traduction, mais aussi pour les œuvres créées par les cinéastes qu’elles engagent. » Ajoutons : et pour leurs spectateurs.
À l’inverse, il existe en France, mais aussi partout ailleurs, des commanditaires sérieux, chaînes, éditeurs ou distributeurs, qui rémunèrent de manière rationnelle les traducteurs de sous-titres et, ô surprise, ne rencontrent pas de problèmes de pénurie ou de qualité. D’ailleurs, certaines plateformes semblent commencer à le comprendre. Ainsi, pour la France, Netflix a récemment décidé de forcer son plus gros prestataire à s’aligner sur les tarifs recommandés par les professionnels, pour ses programmes de prestige. Les séries n’en font pour l’instant pas partie, ce qui laisse rêveur, mais c’est un début.
Pénurie ? Manque de formation ? Au lieu de faire semblant de s’interroger sur la cause des problèmes de qualité, les industriels et leurs clients, les plateformes, feraient mieux d’écouter Katrina Leonoudakis : « Comme dans tous les secteurs qui reposent sur une main d’œuvre qualifiée, le problème n’est pas qu’il y a ‘pénurie’. Le problème est que les entreprises ne veulent pas rémunérer à leur valeur les traducteurs expérimentés qui ne demandent qu’à travailler. »
Ou, pour reprendre un dicton bien connu des traducteurs, « If you pay peanuts, you get monkeys. »
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