Une des préoccupations les plus aiguës pour un écrivain – qu’il soit romancier, essayiste ou scénariste –, c’est la traduction de son œuvre dans une langue étrangère. Sa pensée sera-t-elle respectée dans son intégralité ? L’adjectif ou l’adverbe juste, conforme à celui qu’il a choisi parmi tant de synonymes possibles et avec tellement de travail, sera-t-il utilisé ? Est-ce que l’exacte équivalence de cette référence trop « nationale » sera trouvée afin d’éviter qu’une traduction trop littérale ne la rende incompréhensible à un public étranger ? Le sens de cette locution idiomatique, de cette forme proverbiale, de cette phrase d’argot, sera-t-il respecté ? Et qu’adviendra-t-il des jeux de mots, des assonances, des relations, des formes rhétoriques si fréquentes en italien, une langue qui se nourrit intérieurement (sans parler des influences extérieures, surtout américaines) de dizaines de dialectes différents qui déjà entre eux auraient besoin d’un escadron de traducteurs régionaux, du sarde au piémontais, du sicilien au vénitien, du napolitain à l’émilien, du romain au génois, du pouillais au toscan, du marchais au calabrais, de l’abruzzais au lombard ? Qui réussira à se débrouiller dans une telle jungle lexicale, rendue encore plus touffue par l’arrivée des langages politiques, gauchisants, juvéniles, qui ont déjà leurs volumineux dictionnaires ? Et chaque personnage – du roman, de la nouvelle ou du film – s’exprime-t-il avec son vocabulaire personnel, différent des autres, selon sa psychologie particulière, sa culture individuelle ?
En somme, l’auteur dubitatif se demande si l’esprit – excellent ou médiocre, peu importe – de ce qu’il a écrit sera préservé.
Moi aussi, lorsque arrive le moment de la version en langue étrangère des dialogues d’un de mes films, je suis assailli par les mêmes cauchemars. Cependant, si mes scénarios étaient traduits en français par Marie-Claire Solleville, ces doutes se dissolvaient. Et je m’étais souvent demandé pourquoi.
Pourquoi étais-je si tranquille et si sûr, au point de refuser, pendant le tournage du film, tout changement éventuel d’un mot ou d’une manière de dire suggéré par l’acteur, ou par l’actrice, français choisi par la coproduction ? Bien que ma connaissance de la langue française soit certainement inférieure à celle de l’acteur ou de l’actrice de langue maternelle française, je répondais : « Merci, monsieur (ou madame), mais je pense qu’il vaut mieux dire cette phrase exactement telle qu’elle a été traduite. »
Et pourquoi demandais-je à Marie-Claire – et jamais à d’autres traducteurs – de lire en ma présence le scénario qu’elle avait traduit à l’acteur français ou à l’actrice française que j’avais appelés pour interpréter un des rôles ?
Et pourquoi, quand je m’apprêtais à tourner La Terrasse1, pour le personnage de l’épouse intelligente du député communiste qui traverse une crise politique et conjugale, je choisis justement Marie-Claire qui n’était pas actrice et qui ne voulait pas le devenir ? Je dus insister longtemps pour lui faire accepter ce rôle qui lui procurait de l’anxiété et de l’angoisse et qui bouleversait comme un tremblement de terre sa vie et ses obligations de travail : « Il n’y a pas de différence, lui disais-je, avec ta profession de traductrice : là tu interprètes ce que tu lis, ici tu dois seulement interpréter ce que tu dis. » Pourquoi fut-elle convaincue et accepta-t-elle ?
Et lisant C’est toi qui as traduit ça ?, le livre de mémoires que Marie-Claire nous laisse, j’ai trouvé les réponses à beaucoup de ces « pourquoi ? ».
Marie-Claire n’était pas une traductrice. Les dons qui la distinguaient n’étaient pas son extraordinaire capacité de travail, sa rapidité, sa précision (même l’erreur peut faire partie d’un travail bien exécuté, d’un travail propre, comme elle définissait modestement elle-même ce qu’elle faisait). Marie-Claire n’était pas particulière à cause de sa totale abnégation à son travail, qui l’avait fait renoncer à sa vie privée, aux joies familiales que cependant elle désirait ; un travail sans week-ends et sans vacances, ni Sécu ni retraite, qui la tenait enchaînée à son Olivetti Praxis 48, comme une nonne qui ne peut quitter son couvent.
Chez Marie-Claire, il y avait quelque chose de plus.
Dans ses traductions, Marie-Claire engageait ses dons d’ironie, de générosité, d’opiniâtreté. Elle défendait avec agressivité ses idées, même avec les auteurs les plus méticuleux et les plus maniaques (ceux qu’elle appelait les « Flaubert »), parce que Marie-Claire Solleville croyait en ce qu’elle pensait. Sa première règle, face à un nouveau texte : s’efforcer de penser. La seconde : obliger les autres à penser. Elle défendait ses droits de travailleuse et ne laissait aucun répit aux producteurs qui avaient des idées quelque peu approximatives sur les rétributions à honorer et sur les chèques à provisionner, parce que Marie-Claire respectait son travail.
Dans ses traductions transparaissait, intacte, la passion pour le cinéma qui était née lorsqu’elle était enfant, dans la salle du « Comoedia » de Marmande où la conduisait sa grand-mère.
Dans ses traductions, il y avait la joie et la souffrance – ce sont ses propres mots – de sa chair, de sa tête, de son cœur. Comme elle le dit elle-même à la fin de son livre : un enfer peut-être, mais quelle gloire !
Quel écrivain peut aligner tant de vertus dans son travail ? Quel écrivain pouvait ne pas se sentir interprété, respecté, couvert de garanties, par un écrivain comme Marie-Claire Solleville Sinko ?
Une dernière chose : aux jeunes qui se destinaient à l’art de traduire, Marie-Claire conseillait : vieillissez-vous, vieillissez ! Certes, c’est un bon point de départ, à la condition de vieillir comme elle. Autrement, il vaut mieux rester jeune.