Le talent des comédiens
Le premier doublage allemand de New York-Miami (Frank Capra, 1934)
New York-Miami (titre original : It Happened One Night), projeté pour la première fois le 22 février 1934 à New York, fut le premier film à remporter les cinq principaux Oscars : meilleur film, meilleur acteur, meilleure actrice, meilleur scénario et meilleur réalisateur. Aujourd’hui considérée comme l’œuvre la plus importante de Frank Capra, elle est celle qui a laissé la plus forte empreinte. C’est ainsi la première screwball comedy hollywoodienne et peut-être la meilleure de toutes, selon certains critiques, mais sans doute aussi celle qui fut le plus abondamment réexploitée par la suite1. Katrin Oltmann en dénombre pas moins de quatre remakes rien qu’aux États-Unis : Eve Knew Her Apples (Will Jason, 1945), The Runaround (Charles Lamont, 1946), L’Extravagante Héritière (You Can’t Run Away From It, Dick Powell, 1956) et Garçon choc pour nana chic (The Sure Thing, Rob Reiner, 1985)2. Le film propulsa non seulement la carrière de son metteur en scène, mais également celle de son actrice principale, Claudette Colbert, qui devint la star des studios Paramount, connus pour leurs comédies raffinées à l’univers teinté d’exubérance et d’insouciance3.
La screwball comedy, genre apparu dans le sillage du parlant et de la Grande Dépression, se caractérise principalement par une guerre des sexes où la roublardise innée et les dialogues ciselés sont de mise4. Le critique de la revue Film-Kurier est enthousiaste : « Ce scénario est un chef-d’œuvre d’inventivité ! Combien de personnes ont bien pu y travailler ? Et pendant combien de temps ? On savoure chaque situation, il n’y a aucun temps mort. Quels dialogues, quels jeux de mots ! Scénaristes, allez voir ce film !!! C’est une œuvre unique, digne d’un Wilhelm Busch5 ! »
Malgré ce parallèle avec le poète populaire et humoriste allemand Wilhelm Busch, originaire de Basse-Saxe, l’auteur de cette critique enflammée fait bien sûr référence à la version originale en anglais du film, dont une copie sous-titrée avait été projetée la veille pour la première fois en Allemagne au Marmorhaus de Berlin. Situé sur la grande avenue du Kurfürstendamm, l’immeuble du Marmorhaus existe encore aujourd’hui, bien que le cinéma ait fermé ses portes en janvier 20016. Si l’on en croit un autre article du Film-Kurier, le Marmorhaus était au milieu des années 1930 le seul des grands cinémas berlinois où l’on pouvait voir des films étrangers (c’est-à-dire surtout américains) en version originale. Deux petits cinémas indépendants, le Kamera et le Kurbel7, en projetaient également. D’après une étude, pourtant superficielle, publiée dans la même revue professionnelle, il y avait toutefois à tout le moins des exceptions à la règle, puisque Grand Hotel (Edmund Goulding, 1932, avec Greta Garbo) était passé en 1933 au Marmorhaus en version doublée, tandis que sa version originale pouvait être vue au même moment au Capitol de la Budapester Straße8. En mai 1936, l’U.T. Kurfürstendamm, un cinéma que possédait l’UFA9, projetait quant à lui la version originale sous-titrée de Peter Ibbetson (Henry Hathaway, 1935), avant que le film soit distribué dans d’autres salles en version doublée10. C’est également ce qui se produisit pour New York-Miami, qui, après avoir été montré pendant 56 jours en VOST, connut une deuxième sortie en version doublée dès le début de décembre 1935, soit moins de deux mois après sa première projection en Allemagne11.
L’histoire d’amour entre Peter Warne, journaliste peu recommandable, et Ellie Andrews, jeune fille quelque peu gâtée qui fugue parce que son père fortuné veut la marier contre son gré, connut comme ailleurs un très vif succès en Allemagne. Dès l’année suivante, les studios UFA réalisèrent Glückskinder12, une grosse production avec Willy Fritsch et Lilian Harvey, qui reprenait sans complexes, jusque dans les détails, l’intrigue de New York-Miami, même s’il ne s’agissait pas officiellement d’un remake13. Là où, dans l’œuvre originale, Peter et Ellie tendaient entre leurs lits un drap baptisé « mur de Jéricho » en référence à la Bible, dans le film tourné par Paul Martin pour l’UFA, Gil Taylor et Ann Garden installaient entre eux une petite table d’appoint garnie de cactus14.
Le titre de la version doublée de New York-Miami réalisée en 1935 par la société Lüdtke, Dr Rohnstein & Co. est une traduction relativement fidèle de l’original : « Es geschah in einer Nacht » [« C’est arrivé en une nuit »]. Elle a été conservée dans les archives cinématographiques de RDA, après un passage par celles du Troisième Reich. En Allemagne de l’Ouest, un nouveau doublage fut réalisé pour la télévision en 1979 à la demande du radiodiffuseur public ARD, qui n’avait manifestement pas connaissance de l’adaptation de 193515. Curieusement, la télévision est-allemande reprit également cette version et la diffusa le 3 décembre 1983 sur sa première chaîne16.
L’attrait du doublage de 1935 réside indéniablement dans sa bande-son. Par endroits, les dialogues des deux versions divergent nettement, tandis qu’ailleurs, les différences se logent dans le simple choix d’un mot :
1935 : Du Pavian
(Tu n’es qu’un babouin)
1979 : Sie Riesenross
(Vous n’êtes qu’un sombre crétin)
1935 : Ich bin der Vogel, der in der Nacht schreit
(Je suis l’oiseau qui crie dans la nuit)
1979: Ich bin der Ziegenmelker, der jede Nacht ruft
(Je suis l’engoulevent qui appelle chaque nuit)
Dans les deux cas, soulignons-le, des solutions tout à fait heureuses ont été trouvées pour les scènes de joutes verbales. Voici un exemple tiré du début du film, lorsque le reporter Peter Warne se dispute au téléphone avec son patron17 :
Comme l’illustre cet extrait, la version de 1935 adopte fréquemment le tutoiement, tandis que celle de 1979 tend généralement au vouvoiement. Dans l’ensemble, toutefois, la première version se montre plus radicale dans l’adaptation à la langue cible. Ellie y prononce à l’allemande le prénom de son compagnon de route Peter, tandis que dans la version de 1979, sa prononciation est plus proche de l’américain. Pour l’intermède chanté interprété par un groupe de musiciens à bord de l’autocar, la version de 1935 prend encore la peine de doubler en allemand la « chanson de l’homme au trapèze » (« The Man on the Flying Trapeze »), quand celle de 1979 se contente de reprendre la bande-son de la version originale18. On note en outre une nette différence de qualité dans le traitement des atmosphères et des voix. Le doublage de l’ARD est extrêmement sec, il « sent » le studio et paraît dénué de toute vitalité, caractéristique pourtant fondamentale de l’œuvre. Le désastre se prolonge jusque dans la prestation des comédiens : on cherche en vain la fougue des personnages, leur verve spontanée, impertinente et audacieuse. Norbert Langer, dans le rôle de Clark Gable, donne notamment l’impression d’être trop gentil et honnête. Détail fascinant, sa voix semble aussi modifier l’allure physique de Clark Gable. C’est donc en visionnant la version de 1979 que l’on prend la mesure de la réussite de celle de 1935, car si l’on se risque à les comparer sur quelques séquences, on constate qu’une sorte d’« effet Koulechov » transposé au film parlant est à l’œuvre : le même Clark Gable, qui fait figure de casse-cou plein de charme dans la version de 1935, a tout d’un employé des postes qui s’ennuie ferme dans le traitement sonore de 1979.
La seconde version provoque inévitablement l’assoupissement lorsqu’on la visionne après la première. La qualité du doublage de 1935 tient sans doute aux techniciens et aux directeurs de plateau Konrad P. Rohnstein et Kurt Werther, mais aussi et surtout au talent des comédiens. Siegfried Schürenberg (1900-1993) s’était détourné du théâtre au milieu des années 1930 pour se consacrer exclusivement au cinéma. Comme acteur, il a surtout marqué les mémoires dans le rôle du chef de Scotland Yard, « Sir John », dans les films tournés après 1960 à partir de l’œuvre d’Edgar Wallace19. Prêter sa voix à Clark Gable reste cependant le grand rôle de celui que Thomas Bräutigam surnomme le « prince des comédiens de doublage allemands » dans son dictionnaire des comédiens de doublage (Lexikon der Synchronsprecher). En 1953, la MGM insistera pour qu’il prête sa voix à la version allemande d’Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939), et ce n’est guère étonnant au vu de sa prestation dans New York-Miami. On sait que « lors d’un séjour de Clark Gable en Allemagne pour une avant-première, Siegfried Schürenberg lui avait été présenté personnellement20 » ; de nos jours, les rencontres de ce type sont sans doute réservées à Christian Brückner et Robert De Niro. Till Klokow (1908-1970) est elle aussi nettement plus convaincante que Renate Küster dans le rôle de Claudette Colbert. Rien de surprenant à cela : élevée aux États-Unis et lointainement apparentée à Katherine Hepburn, la comédienne était, selon Thomas Bräutigam, « avec sa voix cajoleuse, envoûtante, et même enivrante […] l’un des joyaux de l’après-guerre qui ne manquait pourtant pas de voix exceptionnelles21 ». Comme le montre, ou plutôt, le donne à entendre la version allemande de New York-Miami, son travail dans l’entre-deux-guerres était tout aussi remarquable.
Fiche technique
It Happened One Night / Es geschah in einer Nacht (USA, 1934)
Production : Columbia Pictures. Réalisation : Frank Capra. Scénario : Robert Riskin. Image : Joseph Walker. Montage : Gene Havlick. Son : Edward Bernds. Musique : Howard Jackson, Louis Silvers.
Première projection mondiale : 22 février 1934 (New York)
Censure allemande :
2 août 1935, commission de contrôle de Berlin, nº 39774, 35 mm, NB, parlant, 2 930 mètres, version originale
26 septembre 1935, commission de contrôle de Berlin, nº 40157, 35 mm, NB, parlant, 2 601 mètres, copie sous-titrée en allemand
28 novembre 1935, commission de contrôle de Berlin, nº 40795, 35 mm, NB, parlant, 2 477 mètres, copie doublée
Premières projections en Allemagne : 15 octobre 1935, Berlin (Marmorhaus : version sous-titrée) ; 5 décembre 1935, Berlin (version doublée) ; 9 décembre 1935, Berlin (projection de presse de la version doublée)22
Doublage de 1935 :
Production : Markische Filmgesellschaft mbH, Berlin. Distribution : Panorama-Film GmbH, Berlin. Version allemande : Lüdtke, Dr. Rohnstein & Co. Direction artistique : Konrad P. Rohnstein, Kurt Werther. Dialogues : Alfred Haase. Chansons : Wolfgang Böttcher.
Voix :
Till Klokow (Claudette Colbert, Ellie), Siegfried Schürenberg (Clark Gable, Peter), Alfred Haase (Walter Connolly, Alexander), Bruno Fritz (Roscoe Karns, Oscar), Herbert Gernot (Jameson Thomas, Westley), Hans Eggerth (Charles C. Wilson, Gordon), ainsi que Paul Klingler, Franz Weilhammer, Lili Schönborn, Edith Karin, Eduard Borntrager et Erich Dunskus23.
Copie : Archives fédérales (Bundesarchiv-Filmarchiv), 35 mm, NB, parlant, 2 408 mètres (soit 88 minutes)
Doublage de 1979 :
Production : ARD
Voix :
Renate Küster (Claudette Colbert, Ellie), Norbert Langer (Clark Gable, Peter), Alf Marholm (Walter Connolly, Alexander), Manfred Schott (Roscoe Karns, Oscar)
Première diffusion en RDA : 3 décembre 1983, Fernsehen der DDR I (première chaîne est-allemande)
Article initialement paru en allemand sous le titre « Das Verdienst der Sprecher. Die erste deutsche Synchronfassung von Frank Capras IT HAPPENED ONE NIGHT von 1934 », dans la revue Filmblatt n° 43, automne 2010, p. 65-70. Traduction d’Anne-Lise Weidmann. Nous remercions son auteur et CineGraph Babelsberg de nous avoir autorisés à le traduire et à le publier ici.
L'auteur
Né en 1974, Chris Wahl est l’auteur d’une thèse en science des médias intitulée Das Sprechen des Spielfilms (2003), consacrée aux effets du passage au parlant sur la réception, l’esthétique et le caractère international du cinéma (publication en 2005 chez Wissenschaftlicher Verlag Trier, Trèves). Au sein de la Hochschule für Film und Fernsehen « Konrad Wolf » de Potsdam-Babelsberg, il est l’initiateur d’un projet de recherche universitaire intitulé « Zeitlupe und Mehrfachbelichtung » qui explore notamment l’utilisation du ralenti et de la surimpression dans l’histoire du septième art. Outre de très nombreuses contributions à des ouvrages collectifs, il a publié Sprachversionsfilme aus Babelsberg. Die internationale Strategie der Ufa (Munich, edition text + kritik, 2009), sur les versions multiples allemandes, mais aussi Lektionen in Herzog: Neues über Deutschlands verlorenen Filmautor und sein Werk (Munich, edition text + kritik, 2011), consacré au cinéaste Werner Herzog.