« Si, à la suite d’un grand et miraculeux bouleversement, tous les livres, ceux des Allemands exceptés, disparaissaient tout d’un coup, quelle pitoyable figure feraient auprès de la postérité les Virgile et les Horace, les Shaftesbury et les Bolingbroke1 ? »
Gotthold Ephraim Lessing, Lettres sur la littérature moderne et sur l’art ancien (1759)
« Mo-Si. – Il faudra que je me dépêche. J’ai à fournir avant ce soir une formulation difficile. […]
Ka-Mih. – Aujourd’hui, je ne formule pas. J’ai vendu hier à un marchand de boyaux une opinion sur la musique atonale2. »
Bertolt Brecht, Turandot ou le Congrès des blanchisseurs (fragments, pour partie publiés à titre posthume)
Faux amis
Dans le jargon cinématographique américain, le terme « synchronization » a conservé son sens étymologique et désigne le rapport temporel entre le son et l’image, qui peuvent être in sync ou out of sync. Ce que l’on appelle « Synchronisation » en allemand a pour nom « dubbing » [doublage] à Hollywood : un film se retrouve « doublé » d’une nouvelle langue, comme l’on pose une semelle neuve sur une vieille chaussure.
Cette Synchronisation-là permet non seulement de prêter aux acteurs une voix qui n’est pas la leur, mais aussi de dénaturer les mots qu’ils prononcent. L’isochronie et le synchronisme n’ont rien à voir avec la fidélité au contenu, bien au contraire : comme on le sait, ce qui différencie les langues est précisément le fait qu’elles font correspondre des sons et des mouvements labiaux différents à des contenus identiques3.
Pour obtenir un doublage impeccable du point de vue du synchronisme audio-visuel, les mots les plus adaptés sont ceux dont les sonorités sont identiques à celles de la version originale, car ils épousent les mouvements des lèvres jusque dans les gros plans. Ces jumeaux sonores ont cependant parfois un inconvénient sémantique : l’anglais « actual » ressemble à l’allemand « aktuell » [actuel], mais signifie « réel » ou « vrai ». « Kalt » [froid] est l’inverse de « caldo » [chaud]. « Synchronization » aux États-Unis n’a pas le même sens que « Synchronisation » en allemand. Dans un film français, lorsqu’un acteur parle de « trafic », peut-être parle-t-il de commerce, de circulation, voire de contrebande, mais certainement pas de « Trafik » (nom des bureaux de tabac en Autriche). La linguistique appelle ces couples de vocables « faux amis ».
Marchandise de contrebande
Voilà plus d’un demi-siècle, Theodor W. Adorno invitait à se méfier des faux amis dans son prophétique « Prologue sur la télévision » : « Cet objectif qui consiste une fois encore à disposer du monde sensible tout entier dans une copie affectant tous les organes, ce rêve sans rêve, on s’en approche par la télévision, et l’on a en même temps la possibilité de faire passer subrepticement dans cette duplication du monde ce qu’on estime pouvoir ajouter en plus au monde réel4. » Le doublage est un procédé de contrebande systématique. Une version doublée est un duplicata plus ou moins complet de la version originale, contenant des dialogues « de contrebande ».
En étudiant l’exemple du film Les Enchaînés (Notorious, Alfred Hitchcock, 1946), je montrerai comment, dans les deux doublages allemands de ce grand classique (celui de 1952, mais aussi celui de 1969), on a introduit en contrebande des répliques éloignées de la version originale, que l’on estimait « pouvoir ajouter en plus au monde réel ».
Body Language Babylon
Walter Benjamin formule comme suit son opinion concernant la définition d’une bonne stratégie de traduction : « C’est pourquoi ce n’est pas la plus grande louange que l’on peut faire d’une traduction de dire qu’elle se lit comme une œuvre dont la langue originale est celle de la traduction – surtout à l’époque de sa parution5. »
J’ai remarqué dans mes séminaires que la plupart des étudiants omettent de lire le terme clé de ce passage et comprennent : « C’est la plus grande louange que l’on peut faire d’une traduction de dire qu’elle se lit comme un texte original. » Or c’est tout le contraire qu’a en tête Benjamin : « La vraie traduction est translucide, elle ne recouvre pas l’original, elle ne lui fait pas d’ombre6. » Il conclut son essai programmatique sur cette précision : « La version interlinéaire du texte sacré est le prototype ou l’idéal de toute traduction7. » Cette « version interlinéaire » est une traduction qui suit au plus près la syntaxe, la séquence et l’ordre chronologique des éléments du texte source. Bien que le parallèle ne soit pas voulu, le doublage de films vient se greffer d’une façon comparable sur une structure existante. Dans les médias audiovisuels, la langue verbale est liée à la dimension visuelle. Les nouveaux dialogues sont donc soumis à l’ordre visuel, non verbal, du texte source.
À la question : « Mais pourquoi diable existe-t-il différentes langues verbales ? », l’Ancien Testament répond que l’arrogance des hommes a irrité le Seigneur. « Venite igitur, descendamus », exhorte Dieu, « et confundamus ibi linguam eorum ut non audiat unusquisque vocem proximi sui8. » [Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres9.] Aussitôt dit, aussitôt fait. Les Écritures parlent expressément de la voix (vox, voxis, vocem) que l’on ne comprend plus ou que l’on n’entend plus (audiat). Mais les études qui s’efforcent de quantifier la proportion de communication verbale et non verbale nous apprennent que la langue et la voix ne constituent qu’une partie du message transmis. Dès les années 1950, Albert Mehrabian, l’un des pionniers de l’étude de la communication non verbale, mettait en évidence que « l’impact total d’un message n’est verbal (mots seuls) qu’à 7 %, qu’il est vocal à 38 % (ton, inflexion de la voix et sons annexes), et qu’il est non verbal à 55 %10».
Sans aucun doute, la confusion de Babel existe également au sein de la communication non verbale, quoique dans une moindre mesure. Les scientifiques tentent depuis longtemps de déterminer si les capacités de communication non verbale sont innées chez l’Homme ou si nous devons acquérir le langage du corps comme nous apprenons notre langue maternelle :
Des tests ont été effectués à l’échelle internationale sur des aveugles de naissance – qui ne pouvaient […] avoir acquis [les signaux non verbaux] par imitation – issus de cultures différentes, ainsi que sur des singes, nos plus proches parents dans le règne animal11.
À la question de savoir si les signaux non verbaux sont « innés, génétiques ou acquis12 », on peut répondre : les trois à la fois. Bon nombre de comportements sont innés, d’autres doivent être appris. De nombreux « signaux de la communication élémentaire13 » sont valables de façon universelle, tandis que d’autres diffèrent d’une culture à l’autre, autant que les langues verbales. Les faux amis existent aussi dans la gestuelle : des gestes d’apparence similaire peuvent avoir une tout autre signification. Ainsi, lorsque l’on forme un « o » avec le pouce et l’index, on signifie l’approbation aux États-Unis, on désigne l’argent au Japon, on dit « zéro » en France et on effectue un geste obscène en Turquie.
Le doublage rompt la cohérence entre éléments verbaux et non verbaux : c’est un Allemand qui parle, mais un Italien du Sud qui gesticule. On voit une « langue », on en entend une autre. Ce phénomène n’est pas nécessairement perçu comme une contradiction, car de nombreux éléments non verbaux sont valables à grande échelle, de façon transculturelle14. Paul Ekman, de l’Université de Californie à San Francisco, a mené une étude de grande ampleur à ce sujet :
[Il] a montré à des personnes de 21 cultures différentes des photos de visages exprimant joie, colère, peur, tristesse, dégoût et surprise et la majorité des participants ont décodé la même émotion. […] Ekman s’est rendu en Nouvelle-Guinée pour y étudier les cultures des ethnies fore et des Dani de l’Irian de l’Ouest, qui sont restées très longtemps isolées du reste du monde. Il y enregistra les mêmes résultats […]15.
Voilà qui explique le succès international des films muets. Mais l’invention du parlant oblige le traducteur à danser dans des chaînes16. Puisque la langue est « arrimée » à l’image, des anachronismes audio-visuels et des interférences peuvent apparaître dans le cadre des restrictions qu’impose un doublage, et des éléments sans rapport se trouver juxtaposés : « Divers degrés de bruit et de redondance », ainsi que l’écrivent Roberto Mayoral, Dorothy Kelly et Natividad Gallardo dans leur article « Concept of Constrained Translation17 » [la notion de traduction sous contrainte]. Dans « constrained », on retrouve la sonorité du latin stringo/strinxi/strictus : serrer étroitement.
Il est possible de distinguer deux types de bruit (« noise ») audiovisuel :
a) Les interférences post-babéliennes : les différences « naturelles » entre langages verbaux et éléments de communication non verbaux empiètent les unes sur les autres. Un Anglais qui déclare, écœuré, « I don’t like that » fronce le nez sur « don’t ». Un Viennois crispera sans doute aussi le visage en début de phrase : « I maaag des net ». En revanche, le comédien de doublage français articulant dans la même scène « Je n’aime pas ça », froncera le nez vraisemblablement plutôt sur « ça », c’est-à-dire en fin de phrase18. La version doublée en français se trouvera donc out of sync, désynchronisée d’avec l’élément visuel. Un phénomène de même type se produit lorsqu’un geste relevant d’une « langue nationale » entre en collision avec un autre langage verbal. Lorsqu’un acteur japonais entend signifier « argent » en joignant le pouce et l’index, le comédien de doublage allemand aura beau prononcer le mot « Geld » [argent], le public autrichien interprétera tout de même ce geste comme voulant dire « O. K. ». Si l’on veut exclure toute interférence de ce type, c’est un remake qu’il faut réaliser, et non un doublage.
b) Les interférences idéologiques : il s’agit des décalages entre le texte et l’image qui apparaissent lorsque les nouveaux dialogues font entrer en contrebande des répliques différentes, qui se retrouvent en porte-à-faux avec la dimension visuelle, transculturelle, du film, précisément parce qu’elles s’écartent du contenu de la version originale. De telles interférences idéologiques donnent généralement une idée de l’identité des faussaires.
Métamorphoses d’un chef-d’œuvre
La curieuse histoire d’une bouteille à la mer politique
Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, le réalisateur Alfred Hitchcock et le scénariste Ben Hecht (qualifié par Ezra Pound de « seul homme intelligent dans tous les États-Unis ») écrivent l’histoire atypique d’une relation à trois mêlant amour, politique et trahison. Réalisé par Hitchcock dès la fin du conflit, le film est projeté pour la première fois à New York à l’été 1946 sous le titre Notorious. La critique le plébiscite, le public prend d’assaut les caisses des cinémas et le New York Times salue, dans sa recension de la première projection, « M. Hecht et M. Hitchcock19 » (on notera l’ordre de citation !).
Notorious est devenu un classique de l’histoire du cinéma. Son mélange de suspense et d’histoire d’amour constitue « la quintessence de Hitchcock », affirmait avec enthousiasme François Truffaut, fidèle disciple du cinéaste20.
Dans une scène clé du film, le personnage de Devlin (joué par Cary Grant) demande à la charmante Alicia Huberman (Ingrid Bergman), atteinte d’une forte gueule de bois : « Ever hear of the IG Farben Industries?21 » [Vous avez entendu parler des Industries IG Farben ?].
Cette question est une bouteille à la mer politique. Ben Hecht, juif américain, inscrit dans le scénario le nom du géant allemand de l’industrie chimique IG Farben, mais ce message n’arrivera jamais en Allemagne ni en Autriche : plus de cinquante ans après la première projection de Notorious, il n’existe aucune version du film doublée en allemand dans laquelle on entende cette question.
De l’aspirine au zyklon B
Le 2 décembre 1925, les firmes allemandes Agfa, BASF, Bayer et Hoechst se rapprochent pour former le premier conglomérat industriel d’Europe. Ce réseau de sociétés est baptisé « IG Farben », désignation qui masque plus qu’elle ne dévoile. « IG » est l’abréviation d’« Interessengemeinschaft » [groupement d’intérêts], terme apparemment anodin. Contrairement à ce que le nom « Farben » [couleurs, peintures] laisse supposer, ce groupement d’intérêts ne produit pas que des peintures, mais toutes sortes de produits chimiques : engrais, matériaux pour l’industrie de la photo et du cinéma, carburants synthétiques ou encore médicaments, comme l’aspirine22.
Sept ans après la création du conglomérat, une réunion a lieu au domicile d’Hermann Göring, rassemblant les principaux capitaines d’industrie allemands. Le parti national-socialiste (NSDAP) a besoin de fonds pour les élections du 5 mars 1933 et l’industrie allemande promet de participer au financement de sa campagne. Le principal apport viendra d’IG Farben qui promet 400 000 reichsmarks – de loin la contribution la plus généreuse – pour la campagne d’Adolf Hitler, « afin que cette élection soit la dernière23 ». Aux élections de 1933, les nazis enregistrent 5,5 millions de voix de plus qu’en 1932. Deux semaines plus tard, le premier camp de concentration est créé à Dachau. Carl Bosch, le « cerveau » chez IG Farben, « salue la création de ce type d’installations, car ces différents camps de travail vont permettre de transformer les “jeunes en déshérence et sans emploi” en “jeunes gens épanouis et fiers de leur travail”24 ».
Carl Bosch avertit également Hitler que l’expulsion des scientifiques juifs va faire prendre un siècle de retard à la physique et à la chimie allemandes. Le Führer vocifère théâtralement en réponse : « Eh bien, l’Allemagne se passera pendant cent ans de chimistes et de physiciens25 ! » Les Juifs occupant des postes à responsabilités dans l’Interessengemeinschaft sont licenciés, les autres dirigeants adhèrent au parti nazi. Quels que soient les besoins exprimés par la Wehrmacht, IG Farben y répond, en produisant du magnésium pour les bombes aériennes, du propergol pour les missiles ou encore des explosifs.
IG Farben a besoin de nouvelles usines pour fabriquer du caoutchouc synthétique : « Les roues doivent tourner pour la victoire26 ! » Auschwitz est choisi pour implanter la nouvelle unité de production, car la main-d’œuvre y est peu onéreuse : Himmler garantit la mise à disposition de 10 000 prisonniers du camp. Euphorique, le cadre responsable de l’opération écrit au siège d’IG : « Notre nouvelle amitié avec la SS s’avère être une bénédiction27. »
Très vite, cependant, des plaintes se font jour. Le chantier de construction semble un gouffre sans fond pour le conglomérat. Les équipes doivent chaque jour parcourir plusieurs kilomètres sous haute surveillance au départ du camp de concentration. Certains hommes, quoique très affaiblis en raison de la sous-nutrition, des maladies et de la terreur maintenue par les SS, tentent de s’échapper en chemin.
C’est ce qui pousse IG Farben à créer son propre camp de concentration près du chantier. Le « camp de concentration IG Farben de Monowitz » est construit par des travailleurs forcés, dont plus de 25 000 meurent dans l’opération28. On laisse mourir d’épuisement les détenus du camp de concentration propre au conglomérat, en contradiction avec la conception traditionnelle de l’économie esclavagiste, qui consiste à préserver la capacité de travail des forçats. Les cadavres et les prisonniers laissés à demi morts, exsangues et incapables de fournir le moindre travail, sont rendus aux SS, qui exploitent une dernière fois les corps pour l’économie de guerre allemande dans le camp d’extermination, tout proche, de Birkenau : les dents en or sont arrachées pour la Reichsbank, la graisse recueillie permet de fabriquer des savons, les cheveux coupés entrent dans la confection de matelas29.
Le 25 octobre 1941, un nouveau gaz provenant des laboratoires d’IG Farben est testé sur 800 prisonniers de guerre russes. Il porte le nom de « zyklon B ». Son fabricant, la société Degesch (pour « Deutsche Gesellschaft für Schädlingsbekämpfung » [société allemande de lutte contre les parasites]) est une filiale d’IG Farben. Dans les années qui suivent, le zyklon B va couler à flots des douches des camps de la mort allemands. Degesch en livrera 10 tonnes ; un kilo suffit à tuer 250 personnes.
En complément de cette « lutte contre les parasites », les sociétés du conglomérat participent à des expériences en vue de produire une arme de destruction massive complètement nouvelle. Dans l’usine d’IG Farben de Leuna, on produit ainsi de l’eau lourde. Les nazis travaillent à l’élaboration d’une bombe atomique.
Maître-voleur, chroniqueur judiciaire et scénariste
La carrière de Ben Hecht commence à Chicago, ville des syndicats du crime et des éditeurs de presse. Le jeune homme escalade des échelles d’incendie, pénètre dans les salons par la fenêtre et se faufile par d’étroits vasistas. Il a cousu dans sa blouse de vastes poches intérieures, dans lesquelles il cache ses outils et le butin de ses cambriolages. Il s’intéresse exclusivement aux portraits, qu’il s’agisse de photographies, de dessins ou de peintures à l’huile. Lorsque les journaux de Chicago ont besoin de se procurer l’image exclusive d’un tueur, d’une victime ou de toute autre personne qui fait l’actualité, Ben Hecht est à pied d’œuvre. Le maître-voleur se fait ensuite chroniqueur judiciaire et devient bientôt une star parmi les journalistes de Chicago.
Avec son collègue Charles McArthur, il écrit une pièce sur l’intrication de la presse, de la politique et de la police. Le succès est foudroyant : « Un feu d’artifice verbal des plus divertissants », se pâme le New York Times après la première de The Front Page. Lewis Milestone en fait un film sous ce même titre dès 1931 ; Howard Hawks en tirera La Dame du vendredi (His Girl Friday, 1940), la comédie la plus effrénée de l’histoire d’Hollywood ; enfin, la mythique adaptation de Billy Wilder, Spéciale première (The Front Page, 1974), rend la pièce immortelle30.
À Hollywood aussi, Ben Hecht est en passe de devenir une star. Il travaille pour et avec John Ford, Ernst Lubitsch et Alfred Hitchcock, pour les Marx Brothers et Orson Welles. « Ben était le plus grand de tous les scénaristes », déclare David O. Selznick, producteur de films à succès31. « Ben Hecht est le scénariste le plus fort que j’aie jamais vu », confirme Godard, l’expérimentateur32.
Lorsque les nazis commencent à exterminer systématiquement les Juifs, l’Amérique officielle détourne les yeux, mais le chroniqueur judiciaire décide d’aller y voir de plus près et d’agir. Désormais, Ben Hecht met son don de « pyrotechnicien des mots » au service de la lutte contre l’Allemagne nazie. Le talent seul ne suffisant pas, il met également en jeu la majeure partie de la fortune qu’il a gagnée dans le cinéma. Le Shakespeare d’Hollywood fait publier à ses frais dans tous les grands quotidiens américains des annonces visant à sensibiliser au sort des Juifs et aux crimes du régime nazi. En professionnel du journalisme, il s’achète ainsi la possibilité de rendre publiques des informations sur l’Holocauste que les journaux américains ne souhaitent pas publier dans leurs rubriques rédactionnelles33.
Amour, politique et trahison
Notorious se déroule en 1946 et s’ouvre sur le procès, à Miami, en Floride, du nazi d’origine allemande John Huberman, jugé pour sa participation à un complot antiaméricain. Il est condamné à vingt ans de prison pour avoir trahi son pays, « treason against the United States ». Il se suicidera en détention.
Alicia, sa charmante fille, semble l’incarnation même de la frivolité. Lors de la soirée qu’elle organise après la condamnation de son père, elle rencontre un jeune homme qui, comme tant d’autres, lui fait la cour. Mais les avances de Devlin (phonétiquement proche de « Devil », le diable) sont motivées par des intérêts politiques. Agent des services secrets américains, il veut recruter Alicia.
Celle-ci doit jouer les appâts en infiltrant un groupe de nazis qui continue, après la guerre, à œuvrer au service d’IG Farben contre les intérêts des États-Unis. La fille de John Huberman ne devrait pas éveiller leurs soupçons. Alicia refuse : la politique est un univers sordide, dans lequel tout le monde ment, trompe et trahit. Devlin, qui l’a entreprise sous un prétexte, en est le meilleur exemple.
La jeune femme finit cependant par accepter la mission. Elle est tombée amoureuse de Devlin et veut entamer une nouvelle vie, loin de l’alcool et des soirées mondaines, au service d’une bonne cause. Devlin lui rend ses sentiments du bout des lèvres : à ses yeux, elle n’est qu’un pion. Alicia doit entrer en contact avec Alexander Sebastian, une vieille connaissance de son père. Cet industriel est à la solde d’IG Farben et sa résidence à Rio de Janeiro sert de Q.G. aux nazis.
Dans un premier temps, tout se passe comme prévu. Sebastian mord à l’hameçon et souhaite même épouser la jeune femme, ce qui met l’opération en péril. Alicia doit du jour au lendemain choisir entre sa mission et son amour pour Devlin. Celui-ci est quant à lui tiraillé entre ses sentiments et son devoir, mais ne s’oppose pas à ce qu’elle épouse Sebastian pour raison d’État.
Alicia et Alexander Sebastian forment un couple mal assorti : le nazi vieillissant est un mari comblé qui ignore que sa jeune et belle épouse l’espionne. La cave à vin de sa résidence renferme des bouteilles remplies d’uranium. Manifestement, les scientifiques au service d’IG Farben en Amérique du Sud n’ont pas abandonné le projet, resté inabouti sous le nazisme, de fabriquer une bombe atomique. Alicia et Devlin découvrent le pot aux roses, mais laissent des traces : ils cassent l’une des bouteilles et répandent de l’uranium.
La mère de Sebastian (admirablement interprétée par l’émigrée autrichienne Leopoldine Konstantin), qui n’a jamais apprécié sa belle-fille, voit bientôt ses doutes confirmés : sa bru est un agent à la solde de l’ennemi. Son fils est doublement en danger, car ses « amis » n’hésiteront pas un instant à l’éliminer s’il compromet la réussite de leur opération. Elle trouve une issue : Alicia doit mourir. Mais une disparition subite de la jeune femme, si peu de temps après le mariage, mettrait la puce à l’oreille des Américains et des nazis. Le mari et la belle-mère d’Alicia décident d’exploiter sa mauvaise réputation. Le poison qu’ils versent jour après jour dans son café conduira à une mort lente de la traîtresse ; si elle se plaint, ses récriminations seront mises sur le compte de la vie dissolue dont on la sait coutumière34.
Alicia dépérit, frôle même la mort. Mais Devlin finit par comprendre la situation et prend une décision courageuse : il pénètre chez les Sebastian et libère la jeune femme, plantant là le mari trompé. Le film ne laisse aucun doute quant au sort fatal que lui réservent ses « amis ».
« Il faut plus d’Hitch ! »
La préparation de Notorious s’annonce délicate, car les trois hommes qui travaillent sur le projet ont des intérêts différents. Le producteur, David O. Selznick, a découvert dans un journal un article original concernant « une femme vendue à l’esclavage sexuel pour des motifs politiques35 ». Hitchcock est enthousiaste.
Si Selznick voit dans Notorious l’occasion de gagner gros36, Hitchcock se régale de donner une incarnation à l’une de ses obsessions : faire d’une jolie femme une prostituée – pour une bonne cause, de surcroît – le réjouit, cela transparaît dans le film.
Contrairement à Hitchcock, qui souligne constamment, comme par un réflexe de panique, qu’il ne fait pas de politique dans ses films, Ben Hecht, qui a exercé le journalisme en Allemagne, veut faire de Notorious une œuvre explicitement politique. Il semble obsédé par l’aspect peut-être le plus troublant du national-socialisme :
Les Allemands s’asseyaient à leurs bureaux, se réunissaient, débattaient de la façon la plus économique d’assassiner les Juifs. Les Allemands assis à ces bureaux n’étaient pas des Allemands hors norme. C’étaient des Allemands ordinaires. Des professeurs, officiers, urbanistes, hommes d’affaires allemands, des écrivains allemands, des héros allemands, des musiciens allemands, des scientifiques allemands37.
Ben Hecht intègre ces Allemands normaux (« ordinaires » et non « hors norme ») dans le scénario de Notorious. Les « professeurs », les « scientifiques » et les « hommes d’affaires » deviennent dans le film le professeur Wilhelm Otto Rensler, « one of Germany’s scientific wizards » [l’un des plus brillants scientifiques d’Allemagne], son confrère Emil Hupka, « a first-class metallurgist » [un métallurgiste hors pair] et le dirigeant d’IG Farben, Alexander Sebastian, « the head of a large German business concern » [le directeur d’un vaste conglomérat allemand]. Toutes ces descriptions de personnages figurent dans les dialogues de Notorious.
Ancien correspondant à l’étranger (« foreign correspondent »), Ben Hecht veut, avec Notorious, montrer les Allemands tels qu’il les a vus dans l’œuvre du peintre George Grosz, rencontré à l’occasion d’un spectacle dadaïste. George Grosz est « un chirurgien en train d’opérer l’Allemagne38 », note-t-il avec enthousiasme. David O. Selznick s’écrie, pour sa part, qu’il faut « plus d’Hitch39 ! » et ajoute : « Je recommande d’éviter les références aux nazis, qui seront fichus dans neuf mois40. »
Mais ces différends internes ne sont pas les seuls obstacles au développement du scénario. L’équipe se voit également imposer des demandes de modifications. Si l’érotisme de certaines scènes entre Alicia et Devlin contrevient au code Hays, c’est pour l’instant le moindre des problèmes. Bien plus ennuyeux, l’Office of War Information [Office de l’information de guerre, service de propagande] s’en mêle. Puis c’est au tour du FBI dont le chef, John Edgar Hoover, fait savoir à Selznick qu’il désapprouve les mœurs légères d’Alicia, de Devlin et des autres, qui sont, après tout, des agents américains41.
L’affaire de l’uranium stocké dans la cave à vin est également source de complications. En mai 1945, Selznick a reçu une lettre de mise en garde du FBI : tout film mettant en scène des agents américains du renseignement doit recevoir l’aval du département d’État avant d’être exporté. Le producteur communique l’information à Hitchcock et lui conseille de maintenir une confusion et un flou maximaux s’agissant des aspects du film relatifs aux services secrets. Les nazis et la bombe doivent passer au second plan, par rapport à l’histoire d’amour42.
Un dilemme se présente : le FBI préférerait que le film ne soit pas trop explicite, tandis que l’Office of War Information critique l’imprécision du contexte politico-historique de l’intrigue. Celle-ci réduirait les motivations idéologiques et les moyens économiques des nazis à quelques destins individuels.
Mais en définitive, Notorious ne sera pas aussi naïf, confus et vague que le souhaite le FBI ou que le craint l’OWI. Le film ne laisse ainsi planer aucun doute sur le fait qu’Alexander Sebastian n’est qu’un prête-nom pour le puissant conglomérat et peut être remplacé à tout instant. « Even if we arrested their leader, Alexander Sebastian », fait remarquer un agent du FBI dans le film, « tomorrow another Farben man takes his place and their work goes on. » [Même si nous arrêtions leur chef, Alexander Sebastian, un autre homme de Farben prendrait sa place demain et ils poursuivraient leurs agissements.]
Les États-Unis d’Amérique contre le nazi John Huberman
Dès les premières minutes, Notorious éblouit par son montage dynamique, ses cadrages inhabituels et ses dialogues ciselés. En cet après-midi du 24 avril 1946 (à 15 h 20 précisément), une nuée de journalistes est massée devant la salle d’audience d’un tribunal de Miami. L’affaire qu’on y juge intéresse beaucoup la presse. L’un des reporters entrouvre prudemment la porte de la salle, permettant ainsi au spectateur d’assister au procès du nazi John Huberman.
Ce début correspond parfaitement à l’injonction de Selznick, « il faut plus d’Hitch ! ». Mais Ben Hecht, le chirurgien qui plonge son bistouri dans la gangrène nazie, y a lui aussi laissé sa marque. Dans cette première scène, John Huberman, nazi d’origine allemande, est condamné à vingt ans de prison. Comme dans la quasi-totalité des procès politiques, l’intéressé conteste le verdict, tonne et menace : on peut bien l’enfermer, mais la prochaine fois, le vent tournera en sa faveur.
Conformément à la volonté de Selznick (« les nazis seront fichus dans neuf mois »), d’Hitchcock (« l’aspect politique du film ne m’intéresse pas ») et du FBI (« maintenir un maximum de flou »), John Huberman reste un personnage très secondaire. Le procès constitue le prélude politique, signé Ben Hecht, à la pièce de résistance proposée par Hitchcock. Car à la porte, les paparazzis attendent Alicia, la fille de John Huberman. Elle est incarnée par Ingrid Bergman, tête d’affiche la plus populaire du cinéma américain de l’époque. Un guetteur donne le signal dès qu’elle sort de la salle d’audience : « Here she comes! » [La voilà !]. La meute lui tombe dessus sans pitié : « Just a minute, Miss Huberman! » [Un instant, Mlle Huberman !], « Hold it, Miss Huberman! » [Attendez, Mlle Huberman !], « Look this way if you please! » [Regardez par ici, s’il vous plaît !].
Sous un feu constant de flashes, Alicia est assaillie de questions. « We’d like a statement from you, Miss Huberman, about your father! » [Dites-nous quelque chose au sujet de votre père, Mlle Huberman !], lance un reporter. Un autre revient immédiatement à la charge : « For instance, do you think your father got what he deserved? » [Pensez-vous par exemple que votre père a eu ce qu’il méritait ?]. Ancien chroniqueur judiciaire, Ben Hecht a bien connu les « traques » de ce genre et maîtrise à la perfection le style à la fois agressif et insidieux de la presse à sensation. Alicia ne dit mot, sachant que même un « oui » ou un « non » lapidaire pourrait finir en gros titre le lendemain. Elle tente d’échapper à la meute, veut s’éloigner de la politique et retourner à ses soirées. Elle parviendra à se soustraire à la presse, mais pas à la politique.
« Ever hear of the IG Farben Industries? »
Chargé de recruter la fille du nazi pour le FBI, Devlin se rend à une soirée qu’elle organise et l’entreprend. Ils flirtent et boivent ensemble, puis Alicia, ivre et bienheureuse, se lance à toute allure dans la nuit au volant de sa voiture, avec Devlin à ses côtés. Quand un policier à moto arrête la voiture, Devlin lui présente sa carte de service : l’agent de police n’insiste pas. Naturellement, cet épisode éveille les soupçons d’Alicia, malgré son état d’ébriété. Comprenant que son soi-disant soupirant lui a menti, elle tente de le pousser hors du véhicule. L’agent Devlin se voit obligé de recourir à la manière forte et assomme la jeune femme.
Le lendemain matin, Alicia se réveille avec la gueule de bois et la tête qui tourne43.
Le verbe « to frame » signifie « piéger » quelqu’un », le « court-circuiter », le « tromper », « to make an innocent person appear guilty » [faire en sorte qu’un innocent paraisse coupable] (Webster’s New Encyclopedic Dictionary). Mais le substantif « frame » désigne aussi le cadre d’une image et le cadrage dans un film. Dans le dialogue entre Devlin et Alicia, « frame » et « angle » se réfèrent tant au contenu qu’à la forme de cette scène merveilleusement dialectique. « Alfred Hitchcock, le cinéaste le plus accessible à tous les publics par la simplicité et la clarté de son travail, est en même temps celui qui excelle à filmer les rapports les plus subtils entre les êtres44. » Et Ben Hecht associe à ces images des dialogues non moins géniaux.
Ce n’est qu’après cette joute oratoire que Devlin se met à table. L’agent du FBI explique à cette fille de nazi que les services secrets américains ont besoin d’elle pour une mission importante au Brésil, car les Allemands qui finançaient les activités subversives de John Huberman contre les États-Unis opèrent depuis Rio de Janeiro. Lorsque Devlin demande à Alicia – et au public en même temps : « Ever hear of the IG Farben Industries? », elle répond sur un ton froid et revêche, comme l’auraient fait beaucoup d’Allemands après la guerre : « I tell you, I’m not interested. » [Je vous dis que ça ne m’intéresse pas.] Mais Devlin ne se laisse pas démonter : « Farben has men in South America, planted there before the war… » [Farben a installé ses hommes en Amérique du Sud dès avant la guerre…]
D’un point de vue historique, géographique et politique, les propos de Devlin sont parfaitement exacts. En effet, IG Farben disposait déjà « before the war » de représentations en Argentine, au Chili, en Colombie et au Brésil, comme en témoigne une carte réalisée en interne par le conglomérat, intitulée « Délégations d’IG et autres entreprises amies », qui représente l’empire IG Farben en 193645.
Les points de vente internationaux, succursales et prises de participation à l’étranger n’avaient pas seulement pour objectif d’apporter des liquidités au conglomérat. Ils servaient aussi de têtes de pont idéologiques et abritaient les activités des services secrets œuvrant pour l’Allemagne hitlérienne. Dès 1933, le siège d’IG écrit à ses antennes étrangères pour les engager à soutenir activement les sections locales du NSDAP.
Le réseau international d’IG Farben assure donc le financement des branches étrangères du parti nazi. Au total, 9,6 millions de reichsmarks affluent dans les caisses des organisations étrangères national-socialistes, principalement en Espagne et – justement – au Brésil46. L’une des principales représentations d’IG Farben se trouve alors à Rio de Janeiro : « Some of the German gentry who were paying your father are working in Rio » [Certains dignitaires allemands qui rémunéraient votre père travaillent à Rio], précise Devlin à Alicia Huberman dans Notorious.
Allemagne, 1951 : minéral brun et poison blanc
Film peu ordinaire, Notorious est plus que la somme de ses parties (le souhait d’un cinéaste de pousser son héroïne dans le lit d’un homme qu’elle n’aime pas, l’engagement antinazi d’un scénariste et le désir d’un producteur de gagner beaucoup d’argent avec « un film vraiment exceptionnel47 »).
Ben Hecht veut mettre l’accent sur les aspects politiques, mais Selznick s’y oppose, tandis qu’Hitchcock s’intéresse avant tout à l’histoire d’amour. Notorious sera en définitive un compromis, mais un compromis génial, qu’Hitchcock qualifiera lui-même avec le recul de « couronnement48 ».
Stefan Sharff, qui fut l’élève d’Eisenstein, qualifie le film de « fascinante œuvre d’art cinématographique49 ». Lorsqu’il est distribué en Allemagne, cet important jalon de l’histoire du septième art paraît pourtant bâclé et lourd. Il y est projeté pour la première fois le 21 septembre 1951 sous le titre Weisses Gift50 [Poison blanc]. Cette version doublée a encore l’apparence d’un film d’Hitchcock, mais est expurgée de toute trace de Ben Hecht.
Le film dans son ensemble a été modifié pour sa présentation au public allemand selon un grand principe : « Fini les nazis, place aux trafiquants de drogue. » Les références à l’Allemagne et au national-socialisme ont été systématiquement supprimées – une interprétation singulière et cynique du concept de « dénazification ». Avec les nazis, IG Farben a également disparu.
Comme la version originale, Weisses Gift commence au tribunal. Mais au lieu de présenter un procès politique, il s’ouvre sur une affaire de narcotrafiquant sud-américain. Le juge prononce la sentence de José Sombrapal – tel est le nom de John Huberman dans ce doublage allemand : « Für schuldig befunden, die Einfuhr von Rauschgift in die Vereinigten Staaten vorgenommen, respektive Vorbereitungen dazu getroffen zu haben » [coupable d’avoir procédé à l’introduction de stupéfiants aux États-Unis et d’avoir pris des dispositions à cet effet].
Jargon administratif épouvantable. Mais ce n’est pas tout. Dans Notorious, John Huberman formule ensuite une menace : la prochaine fois, la situation politique sera tout autre et le vent tournera en sa faveur ! Une fanfaronnade, habituelle dans les procès politiques. Dans Weisses Gift, l’accusé prend également la parole. « Dé-synchronisé » d’avec son contexte historique et politique, ce rituel se trouve vidé de sa raison d’être et devient ridicule. La situation, la langue et les émotions exprimées ne sont pas cohérentes, il n’en ressort que du « bruit ».
La prophétie de John Huberman dans la V.O., « You can put me away but you can’t put away what’s going to happen to you and to this whole country next time. Next time, we are going to… » [Vous pouvez m’emprisonner, mais cela n’empêchera pas ce qui va vous arriver, à vous et à tout ce pays, la prochaine fois. La prochaine fois, nous…], devient le flot de paroles dénué de sens d’un trafiquant de drogue : « Sie können mich verurteilen, aber Sie werden mich nicht zwingen können zu verraten, woher diese Droge stammt, die die Wirkung aller bisher bekannten Rauschgifte um ein Vielfaches übertrifft. » [Vous pouvez me condamner, mais vous ne pourrez pas me forcer à révéler d’où provient cette drogue dont l’effet est beaucoup plus puissant que tous les autres stupéfiants connus à ce jour.] Une ineptie incompréhensible.
Le patriotisme remplacé par la philanthropie
Ce doublage allemand n’a pas seulement des allures de « publicité mensongère ». Le changement des noms et des termes a des conséquences dramaturgiques de grande ampleur. Ce sont les structures internes du film qui se trouvent détruites, et les personnages imaginés par Hecht et Hitchcock qui deviennent simplistes et sans substance. En remplaçant le nazisme par la drogue, on en arrive à substituer la philanthropie au patriotisme, ce qui donne au spectateur de langue allemande une image faussée d’Alicia Huberman.
Dans la version originale, Alicia est tiraillée entre sa joie de vivre et son devoir, qui la pousse à assumer des responsabilités. Devlin l’enjoint de prendre parti pour les États-Unis. « Why should I? » [Pourquoi le ferais-je ?], le rembarre-t-elle. « Patriotism! » [Par patriotisme !], insiste Devlin, décidé et grave. Avec ses sourcils rapprochés et sa ride du lion bien dessinée, il semble appuyer son propos par un point d’exclamation visuel. « The word gives me a pain » [Ce mot m’écœure], répond Alicia, « No, thank you, I don’t go for patriotism nor… or patriots » [Non, merci, le patriotisme ne m’intéresse pas, pas plus que les patriotes], avant de riposter avec une analyse amère : « Waving the flag with one hand and picking pockets with the other. That’s your patriotism. » [Une main qui agite le drapeau, l’autre qui fait les poches. Voilà votre patriotisme.]
Blasée, précise, percutante, cette affirmation est inhabituelle à une époque de patriotisme exacerbé aux États-Unis, qui débouchera dans les années d’après-guerre sur la chasse aux sorcières engagée contre toutes les activités antiaméricaines51. Dans la version allemande, ce dialogue est lui aussi massacré.
« Warum sollte ich [euch gegen die Rauschgifthändler] helfen? » [Pourquoi devrais-je vous aider (à lutter contre les trafiquants de drogue) ?], demande Alicia dans Weisses Gift. « Aus Menschenliebe! » [Par philanthropie !], répond Devlin, dont l’air âpre et sombre contredit les sonorités sympathiques du mot.
La réplique hardie d’Alicia, « I don’t go for patriotism – or patriots » devient en allemand l’expression de la mélancolie d’une femme déçue par la vie : « Ich kümmere mich nicht um andere Menschen. Und Sie liebe ich auch nicht. » [Je ne me préoccupe pas de mes semblables. Et vous, je ne vous aime pas non plus.] Le scepticisme politique se transforme ainsi en misanthropie individuelle. Enfin, sa tirade provocante (« Waving the flag with one hand and picking pockets with the other, that’s your patriotism! ») est également dénaturée, tandis qu’Alicia martèle sa déception : « Das sind alles hohle Phrasen, wenn von Menschenliebe gesprochen wird. » [Quand on parle de philanthropie, ce ne sont que des phrases creuses.]
Selon le même principe, l’affrontement entre Alicia et son père, important pour la construction du personnage de la jeune femme, est lui aussi déformé. Dans la V. O., John Huberman lance à sa fille, parlant des États-Unis : « This is not your country, is it? » [Ce n’est pourtant pas ton pays, hein ?]
Elle répond dans un registre factuel : « My mother was born here, we have American citizenship. » [Ma mère est née ici, nous avons la citoyenneté américaine.]
Le père en appelle toutefois au sang et à l’attachement à la mère patrie : « Where is your judgment? In your feelings you are German. » [Où as-tu la tête ? Au fond de toi, tu es allemande.]
Courroucée, Alicia réplique : « I hate you all » [Je vous déteste tous (sous-entendu, « toi et tes camarades de parti »)] « and I love this country, do you understand that? I love it. I’ll see you all hang, before I raise a finger against it. » [Et j’aime ce pays, tu comprends ? Je l’aime. Je préfère vous voir tous pendus que de lever le petit doigt contre lui.]
Transformer cet échange en dispute plausible entre un narcotrafiquant et sa fille n’est pas chose aisée. Dans la version doublée, José Sombrapal pose à sa fille une question aberrante : « Aus welchem Grund lehnst Du es ab? » [Pourquoi refuses-tu cela ? (sous-entendu « le trafic de drogue »)]
Sans surprise, Alicia répond : « Weil Menschen dadurch unglücklich werden und ein furchtbares Ende nehmen. » [Parce que cela fait le malheur des gens et qu’ils connaissent une fin horrible.] Son père réagit en homme d’affaires sans pitié : « Jeder Rauschgiftsüchtige braucht die Droge. […] Besorge ich sie ihm nicht, tut das ein anderer. » [Tout toxicomane a besoin de drogue. […] Si ce n’est pas moi qui lui en fournis, ce sera un autre.] Sa fille est outrée : « Ich müsste Dich schon aus reiner Menschenliebe anzeigen, damit man Dir dieses abscheuliche Handwerk legt. » [Je devrais te dénoncer, par pure philanthropie, pour t’empêcher de poursuivre cette activité odieuse.]
La version originale montre pour sa part que derrière le masque du cynisme (« waving the flag with one hand and picking pockets with the other ») se cache une Américaine exemplaire : « I’ll see you all hang, before I raise a finger against [America]. »
Cette scène aborde la différence fondamentale, pour le melting-pot américain, entre la patrie (« Vaterland ») au sens littéral et le patriotisme. Alicia prend parti pour l’American way of life et par là même contre son père : le patriotisme contre le pater. Dans la version doublée, il n’en reste rien.
IG Farben blanchi
On peut résumer en quelques mots le contexte historique de Notorious en version originale : au lendemain de la guerre, les nazis sont encore dangereux et pourraient être en mesure de fabriquer une bombe atomique. Tous les indices – y compris la piste qui passe par le Brésil – conduisent en Allemagne, jusqu’à IG Farben.
Weisses Gift, en revanche, nous trompe : l’humain est foncièrement mauvais, veut nous faire croire le doublage, et toutes les pistes conduisent en Amérique du Sud !
La réplique de Devlin « Some of the German gentry who were paying your father are working in Rio. Ever hear of the IG Farben Industries? » devient, dans cette version : « Allem Anschein nach befindet sich die Rauschgiftzentrale, die wir suchen, in Rio, denn von fort kam das weisses Gift hierher. » [Selon toute vraisemblance, le Q.G. des trafiquants que nous cherchons se trouve à Rio, car c’est de là que part le poison blanc.] Puis « Farben has men in South America. Planted there before the war. » devient : « Wir müssen unbedingt nach Südamerika, weil alle Spuren dorthin führen. » [Il nous faut absolument partir pour l’Amérique du Sud, car toutes les pistes convergent là-bas.]
Le doublage s’efforce laborieusement de nous faire croire que toutes les pistes convergent effectivement en Amérique du Sud. Voilà pourquoi John Huberman devient un señor sud-américain du nom de José Sombrapal. Sur le même principe, les noms de tous les personnages qui pourraient évoquer l’Allemagne, le nazisme ou IG Farben, sont réorientés vers une autre origine géographique : Eric Mathis devient un « Marquez » espagnol, Emil se mue en Ramon, Alexander Sebastian, élément essentiel du triangle amoureux imaginé par Hitchcock, est rebaptisé Alessandro Sebastini.
À l’époque où Hecht et Hitchcock montrent à l’écran le procès de John Huberman, un homme à la solde d’IG Farben, les États-Unis s’apprêtent à attaquer en justice le conglomérat dans l’Allemagne occupée. L’acte d’accusation est remis au tribunal le 3 mai 1947, un an après le procès fictif de John Huberman. Les chefs d’accusation sont les suivants : planification, préparation et exécution de guerres d’agression ; exploitation, asservissement et extermination de travailleurs forcés ; mais aussi participation à une conspiration visant à commettre des crimes contre la paix, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Les autres points de l’acte d’accusation comprennent les expérimentations criminelles sur les êtres humains, notamment sur les détenus des camps de concentration, la complicité dans le génocide, en particulier les gazages à Auschwitz et dans d’autres camps, ainsi que la fourniture de gaz toxiques à cet effet.
La direction d’IG Farben s’est assuré les services de « soixante des meilleurs avocats d’Allemagne52 ». Ces ténors du barreau, tout comme les juges, imposent l’idée que seuls les crimes individuels peuvent être poursuivis, ceux pour lesquels le lien entre coupable, actes et victimes peut être établi de manière claire et indubitable. On frôle l’acquittement des organisateurs et des administrateurs du génocide. Les dirigeants du conglomérat ont été prévoyants. Vers la fin de la guerre, ils ont initié une grande opération visant à mettre en pièces, brûler ou falsifier leurs archives : rien qu’au printemps 1945, 15 tonnes de documents sont détruites dans le but d’effacer toute trace nominative et de réécrire l’histoire d’IG Farben.
Les documents qui subsistent sont accablants. Le simple fait qu’un détenu du camp se soit « chauffé les mains », ait « mendié du pain aux prisonniers de guerre » ou ait « ramassé des os dans une poubelle pour les ronger » est sanctionné par des coups de fouets ou de canne, la privation de nourriture ou la pendaison53. Mais une fois la guerre terminée, soudain, plus personne ne peut être personnellement tenu pour responsable de ces atrocités. La culpabilité des uns ou des autres ne peut être établie, nul ne savait rien, tout le monde se contentait d’obéir aux ordres.
Josiah E. DuBois Jr., qui représente le ministère public, résume dans les termes suivants le contexte politique du procès contre IG Farben : « La plupart des généraux étaient opposés à ce que des généraux allemands soient mis en accusation. Les diplomates étaient opposés à ce que des diplomates allemands soient traduits en justice. Et les industriels réprouvaient les poursuites contre les industriels allemands54. » Le climat politique est sur le point de changer, la guerre froide se fait déjà sentir.
Vladimir, le nouvel ennemi
À sa sortie aux États-Unis, Notorious est d’une actualité troublante. Les spectateurs de 1946 découvrent une œuvre qui aborde des questions brûlantes : les nazis sont-ils vaincus ? Possèdent-ils la bombe atomique ? Comment traiter les criminels de guerre ? Les nazis qui ont fui en Amérique du Sud risquent-ils de se réorganiser ?
Mais dans la version distribuée en Allemagne de l’Ouest, l’intrigue se déroule en 1949, plus loin de la fin de la guerre, de la politique et des procès contre l’industrie allemande de l’armement. Si les dialogues originaux sont vidés de leur contenu politique pour la présentation du film au public allemand, Weisses Gift est cependant repolitisé dans le même temps pour cadrer avec le nouveau contexte.
Puisque la bombe atomique s’est métamorphosée en trafic de stupéfiants, les atomistes doivent devenir des chimistes, spécialistes des drogues. Le personnage du « docteur Anderson », physicien nucléaire dans la version originale, est essentiel pour la falsification du film. Dans Notorious, « docteur Anderson » est un pseudonyme désignant le professeur Wilhelm Otto Rensler, scientifique allemand travaillant pour IG Farben, ainsi que nous l’apprenons dans le dialogue suivant :
Prescott : Professor Wilhelm Otto Rensler is working here in Brazil.
Beardsley : One of Germany’s scientific wizards.
Barbosa : I didn’t know he was here.
Prescott : Oh, yes. He’s living and experimenting in Sebastian’s house. They call him Doctor Anderson.
[Prescott : Le professeur Wilhelm Otto Rensler travaille ici au Brésil.
Beardsley : L’un des plus brillants scientifiques d’Allemagne.
Barbosa : J’ignorais qu’il était ici.
Prescott : Mais oui. Il réside et mène ses expériences chez Sebastian. Il se fait appeler Docteur Anderson.]
La version de Ben Hecht et d’Hitchcock correspond à une réalité historique. IG Farben était connu pour faire travailler un grand nombre de scientifiques de haut vol, y compris de nombreux prix Nobel. Dans Weisses Gift, Wilhelm Otto Rensler est remplacé par une nouvelle figure ennemie :
Prescott : Professor Vladimir Koschinski arbeitet hier in Brasilien.
Beardsley : Der berüchtigtste Rauschgifthersteller.
Barbosa : Das ist wirklich interessant.
[Prescott : Le professeur Vladimir Koschinski travaille ici au Brésil.
Beardsley : Le tristement célèbre fabriquant de stupéfiants.
Barbosa : C’est très intéressant.]
Finement observé : il est « très intéressant » qu’un nazi portant un prénom allemand, « Otto Wilhelm », se métamorphose en « Vladimir », « le tristement célèbre fabriquant de stupéfiants », un scientifique venu de l’Est. Ce changement de nom reflète l’évolution de la situation historique et politique entre 1945, époque de l’écriture du scénario, et le début des années 1950, moment où le film est doublé en allemand. La piste sonore dénaturée de Weisses Gift restitue correctement l’atmosphère culturelle et politique de ces années. Jusqu’en 1945, les États-Unis étaient alliés à la Russie dans la lutte contre l’Allemagne nazie. Mais une fois le conflit terminé, l’Amérique fait front avec l’Allemagne de l’Ouest contre l’Est, communiste. Voilà pourquoi, dans le doublage allemand, les barons de la drogue sud-américains s’associent à des individus louches du bloc de l’Est, dans le but d’inonder le monde libre de stupéfiants et sans doute, par la même occasion, d’une idéologie communiste néfaste.
IG Farben, qui a été et sera à nouveau dans l’histoire un rempart éprouvé contre le bolchevisme, est innocenté de deux façons : dans le procès pour crimes de guerre et dans le processus de cette version doublée.
Des dialogues acérés ?
La première projection de Weisses Gift a lieu le 21 septembre 1951. La Süddeutsche Zeitung critique la « construction laborieuse55 » de l’intrigue, mais n’a rien à dire sur la tout aussi « laborieuse » conversion, au stade du doublage, d’un film sur l’interpénétration entre amour et politique en mélodrame sur les dangers de la drogue.
Le Spiegel écrit :
Weisses Gift (États-Unis). Ingrid Bergman, qui sert d’appât à la police, est exploitée tous azimuts dans la lutte contre les stupéfiants et déploie toute sa palette de jeu, de l’hystérie à la passion. Un tableau de mauvaises mœurs mis en scène par le réalisateur et sorcier en chef Alfred Hitchcock, avec des dialogues acérés, des invraisemblances supportables et une tension insupportable56.
Le critique de cinéma, qui prétend avoir détecté des « dialogues acérés » dans Weisses Gift, est manifestement imbu de sa propre éloquence : le terme « tension » est orthographié « Ueberspannung » au lieu de « Überspannung », sans doute pour former une allitération visuelle avec la séquence de mots commençant par « U » en allemand (« Unwahrscheinlichkeiten » [invraisemblances], « unterträgliche » [insupportable], « Ueberspannung » [tension], « Unsittenbild » [tableau de mauvaises mœurs]). Il ne semble pas se préoccuper de savoir si sa recension rend justice au « sorcier en chef Hitchcock » ou au « simple sorcier » Hecht ; la critique du Spiegel et les rubriques cinéma de la presse quotidienne ne contiennent aucune allusion à la dénaturation de Notorious. Au contraire, les critiques cinématographiques se joignent à la conjuration des menteurs et créditent même l’entreprise de falsification d’une prétention de véracité supplémentaire, en feignant de détenir des informations privilégiées : « Weisses Gift, le poison blanc, c’est l’opium diabolique devenu un danger sans précédent pour l’homme moderne. Aujourd’hui, c’est avant tout l’Amérique qui est concernée par ce fléau. Ce film entend être une œuvre éclairante pour le grand public (américain) », affirme Westfälische Nachrichten sans indiquer d’où proviennent ces détails57.
À en croire la presse ouest-allemande, Ben Hecht, pourfendeur de la « peste brune » du nazisme et défenseur de la cause d’Israël, s’est en fait attaqué à la menace que fait peser la « peste blanche » sur les États-Unis et le reste du monde. Les recensions du film laissent en outre transparaître de vieux ressentiments antiaméricains contre ces « Amerloques » [« die Amis » en allemand] incapables de régler leurs problèmes de drogue. La construction linguistique de la critique de Westfälische Nachrichten est en elle-même hautement manipulatrice : « Ce film entend être une œuvre éclairante », comme si le film devenait, par la langue, un sujet doté d’une volonté propre. Dans l’esprit d’Alfred Hitchcock et de Ben Hecht, Notorious « n’entend » certainement pas être une œuvre éclairante sur les dangers des stupéfiants. C’est la FSK, la commission d’autocontrôle de l’industrie cinématographique allemande, qui en fait un film sur la drogue, sans l’accord de ses auteurs.
Le chef de la brigade des stupéfiants du commissariat central de Francfort déclare pour sa part que ce film « est pris très au sérieux par les agents de la police criminelle, y compris en Allemagne, comme source d’information [concernant les possibilités d’enquêtes en matière de stupéfiants]58 ». Vu d’aujourd’hui, on croirait presque à un poisson d’avril. La formule « y compris en Allemagne » est trompeuse, puisqu’elle suggère que Notorious est aussi un film sur la drogue ailleurs qu’en Allemagne, qu’il est étudié par la police et sert de support de formation. Du point de vue de l’histoire du cinéma et de la police, c’est là une curiosité : le chef de la brigade des stupéfiants chante les louanges d’un Weisses Gift mutilé, présenté pourtant comme un film pédagogique exemplaire soi-disant « made in USA » pour les agents chargés de combattre la drogue. La police qui, dans le domaine de l’art, par exemple, traque les faux comme des actes criminels, confère ici à une version falsifiée l’aura d’un original et un label de qualité documentaire.
Le lard d’Hitchcock
Certaines sources portent à croire qu’Hitchcock en personne avait connaissance de la dénaturation de Notorious. John Russell Taylor rapporte ce qui suit dans sa biographie du réalisateur :
Quelques années plus tard, lorsque Notorious sortit tardivement en Allemagne, le distributeur allemand expliqua fièrement à Hitch qu’il lui avait sauvé la mise grâce au doublage en transformant l’uranium en diamants, car l’uranium était devenu si daté que plus personne ne l’aurait accepté comme ressort scénaristique59.
Dans la version originale, la formulation est savoureuse : « the German distributor proudly explained to Hitch how they had saved his bacon ». Littéralement, le distributeur avait expliqué fièrement au réalisateur – connu pour son embonpoint – qu’il avait « sauvé son lard ».
Le distributeur s’est-il réellement entretenu avec Hitchcock, prétendant que le public ne voulait plus entendre parler d’uranium, au lieu de lui dire la vérité, à savoir que personne en Allemagne ne souhaitait montrer ou voir des nazis ? Soit le cinéaste s’est laissé duper par son distributeur, soit la scène rapportée par John Russell Taylor est erronée. Dans cette anecdote, beaucoup de choses semblent confuses, mal comprises, voire inventées. Il n’existe pas, à ma connaissance, de version allemande de Notorious dans laquelle la bombe H serait remplacée par des diamants. Dans un projet antérieur de doublage, évoqué par Joseph Garncarz (grand connaisseur des versions doublées) sous le titre Abenteuer in Rio de Janeiro [Aventures à Rio de Janeiro], mais jamais concrétisé, les Allemands devaient être remplacés par « un gang de trafiquants internationaux », mais « l’uranium était conservé60 ».
Quand bien même l’anecdote concernant le « lard » d’Hitchcock serait vraie, elle n’excuserait en rien ce doublage qui dénature Notorious. Elle ne prouverait même pas le consentement du principal intéressé, puisqu’on sait que le maître était un lâche « notoire », régulièrement pris de peur panique face aux autorités, aux institutions politiques et même aux policiers dans la rue61. Pourquoi aurait-il fait preuve de courage en l’espèce ? Il semble bien plus vraisemblable qu’il se soit retranché comme toujours derrière sa théorie du MacGuffin en minimisant les choses : « L’aspect politique du problème ne m’intéressait pas beaucoup62. »
On imagine volontiers Hitchcock plus mobilisé par « la fille » que par « la politique ». Mais même en supposant qu’il ne se soit pas du tout intéressé au « MacGuffin » de l’uranium (dont on sait qu’il était du reste très fier), ce dernier est l’unique élément auquel on doit l’existence du second doublage de Notorious, réalisé une petite vingtaine d’années après sa première exploitation en Allemagne, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire du réalisateur.
Les girouettes font de piètres poteaux indicateurs
Ces dernières années, en m’entretenant avec des traductologues au sujet des doublages contaminés par des considérations politiques, j’ai eu le sentiment que les jugements qualitatifs traditionnels, « vrai » ou « faux », avaient pour partie été rétrogradés au rang de préjugés anachroniques.
Lorsque la traductologie trouve une bonne raison à toutes les mauvaises traductions, on glisse de la permissivité à l’absolution totale. J’y vois un danger : que le fait de « comprendre », au sens d’» expliquer, justifier, élucider, défricher à partir du contexte historique et politique » soit trop vite assimilé à « cautionner ». « Tout comprendre, c’est tout pardonner », dit-on couramment. « Tout est permis », bêle le postmodernisme. Il se peut que je comprenne de travers certaines approches en traductologie, car elles me font l’effet d’un ragoût hégélien postmoderne pimenté d’une pincée de laissez-faire. On peut observer une tendance comparable dans la critique cinématographique allemande.
La quasi-totalité des articles et ouvrages consacrés à Hitchcock rabâchent comme des moulins à prières le point de vue du réalisateur, selon lequel le MacGuffin (cet objet après lequel tout le monde court dans le film, mais qui n’est « rien », comme le dit aussi Hitchcock) n’est important que pour les personnages de l’histoire, mais pas pour lui – auteur – ni pour nous – spectateurs. En l’occurrence, le prétexte du MacGuffin permet aux critiques de cinéma allemands de défendre la dénaturation de Notorious par le doublage. L’article de Chronik des Films consacré au film est emblématique à cet égard : « Notorious parle des relations complexes entre trois personnages. Le MacGuffin est interchangeable du point de vue de l’intrigue ; il pourrait aussi bien s’agir d’un meurtre non élucidé ou – comme dans l’une des versions allemandes – de trafic de stupéfiants63. »
Au lieu de défendre l’original contre la contrefaçon, Hecht contre Hitch, on cautionne ici la tromperie. Celle-ci n’est rien d’autre qu’une « version allemande » prouvant que le MacGuffin peut être remplacé sans conséquence.
Modifier le MacGuffin au stade du doublage, c’est falsifier l’intrigue, les sentiments, les conflits et les protagonistes. L’image ne saurait être dissociée du son, de même qu’il n’est pas possible de disjoindre les personnages de leurs aspirations. Pour estimer que l’ennemi peut être, indifféremment, un criminel lambda ou un agent des nazis, il faut faire preuve d’une grande naïveté politique et ne rien comprendre à l’esthétique.
Une conversation sur le nazisme et une dispute concernant des diamants industriels ne se déroulent pas de la même façon, tout comme le procès d’un trafiquant de drogue diffère de celui d’un groupe terroriste.
Il est au demeurant plus économique de ne pas dénaturer les films lors de leur doublage. Une telle falsification requiert du temps, de l’énergie, de l’inventivité et, partant, de l’argent. Si le contexte historique et politique était vraiment futile et dénué d’importance pour Notorious et pour son public, comme le revendiquent Hitchcock et ses disciples adeptes du MacGuffin, on aurait pu, en 1950, s’épargner la peine de modifier cette histoire de nazis jugée trop explosive.
Allemagne, 1969 : Weisses Gift devient Berüchtigt
Lundi 11 août 1969, sur la ZDF
En 1969, Hitchcock fête son soixante-dixième anniversaire. Le cinéaste est une star et l’occasion est dûment célébrée un peu partout, y compris en Allemagne. La deuxième chaîne publique allemande (ZDF, « Zweites deutsches Fernsehen ») veut lui rendre hommage avec une rétrospective d’envergure. Mais il est inimaginable de servir au maître un gâteau d’anniversaire empoisonné depuis vingt ans. C’est ainsi que la ZDF commande un nouveau doublage de Notorious en guise de cadeau au grand réalisateur. Le lundi 11 août 1969, l’ère de Weisses Gift s’achève et laisse la place à celle de Berüchtigt64, qui est présentée comme suit :
Après-demain, le 13 août 1969, le plus grand cinéaste au monde fête son soixante-dixième anniversaire : Alfred Hitchcock, un maître du film de divertissement agrémenté de suspense subtil, plébiscité tant par le public que par la critique.
À cette occasion, la ZDF diffusera d’août à novembre sept longs métrages réalisés par Hitchcock aux États-Unis dans les années 1940 et 1950. […] Nous commençons ce soir avec son thriller d’espionnage Berüchtigt, tourné en 1946. Ce film a eu un curieux destin dans les salles allemandes, puisqu’il a été présenté, sous le titre Weisses Gift, dans une version qui en dénaturait le contenu. La bande d’agents fascistes d’origine allemande implantée à Rio de Janeiro devenait – dans une volonté notable de ménager le public allemand – un groupe de narcotrafiquants de nationalité indéterminée. Nous avons réalisé une nouvelle version allemande de ce film, fidèle à l’original. Les personnages y sont conformes à la volonté d’Alfred Hitchcock, qui a imaginé ce film alors que la Seconde Guerre mondiale n’était pas encore achevée et l’a réalisé peu de temps après la fin du conflit65.
Enfin des paroles franches. Dix-huit ans après la sortie de Weisses Gift, il est question expressément et publiquement de dénaturation. Manifestement, dans l’après-1968, il n’est plus nécessaire de ménager le public allemand : l’heure est à la démystification plutôt qu’à l’hypocrisie, à la confrontation avec le passé plutôt qu’à la chape de plomb. Les réactions à la diffusion de cette « version allemande fidèle » sont partagées. De nombreux critiques de films accueillent favorablement le nouveau doublage, mais les journaux conservateurs, comme le Münchner Merkur, se montrent railleurs : « Il y avait quelque chose de puéril lorsque la chaîne a annoncé fièrement qu’elle diffuserait pour la première fois la version originale [sic] faisant référence à la nationalité allemande du cercle d’espions criminels, détail absent de la version projetée en salles. » Richard Kaufmann, en tartuffe, soupire dans l’hebdomadaire conservateur protestant Christ und Welt : « Nous regrettons, sans doute au mauvais sens du terme, la légèreté de Weisses Gift. »
IG Farben reste incolore
Trois passages de Notorious évoquent expressément IG Farben. Berüchtigt étant présenté au public allemand comme une réparation (l’annonce à l’antenne lors de la première diffusion parle littéralement de « version allemande […] fidèle à l’original »), on pouvait s’attendre à ce que ces répliques sensibles aient été doublées avec un soin tout particulier.
Lorsque Devlin prononce le nom complet du conglomérat au début de Notorious (« Ever hear of the IG Farben Industries? »), la mention d’» IG » indique sans aucun doute possible que c’est bien l’Interessengemeinschaft Farben qui est visée. Il ne s’agit pas d’un secteur quelconque, pas simplement d’entreprises bien connues produisant de la peinture, mais bien du conglomérat chimique de triste réputation, y compris aux États-Unis. Ce point n’a sans doute pas échappé aux auteurs de la version Berüchtigt, pourtant ceux-ci se comportent comme leurs prédécesseurs qui ont conditionné Weisses Gift à destination des spectateurs allemands en 1950-51 : ils falsifient les détails les plus importants. Les lettres « IG », déterminantes, passent à l’as, et le nom du conglomérat est dilué : « Schon mal von der Deutschen Farbindustrie gehört? » [Vous avez entendu parler de l’industrie allemande de la peinture ?]. On pourrait croire qu’il s’agit d’un secteur industriel comme un autre, et non du cartel mis en place pendant la guerre entre Agfa, Bayer, Hoechst et BASF.
L’information qui suit immédiatement dans Notorious (« Farben has men in South America, planted there before the war ») est également affaiblie dans Berüchtigt : « Schon vor dem Krieg sind Leute von dort in Südamerika eingesetzt worden. » [Avant la guerre, déjà, des gens de là-bas ont été implantés en Amérique du Sud.] « Leute von dort » [des gens de là-bas] désigne des quidams quelconques travaillant pour une industrie allemande de la peinture devenue anonyme. Le crime n’a plus ni nom ni adresse.
« It’s this German scientist I’m worried about »
Dans une scène de Notorious, l’officier du FBI Paul Prescott s’entretient avec Julio Barbosa, délégué du gouvernement brésilien, et divers membres des services secrets afin de définir une stratégie contre les agissements antiaméricains d’IG Farben en Amérique du Sud. Alicia est-elle digne de confiance dans son rôle d’appât ? Y a-t-il des solutions plus simples pour neutraliser les nazis ? Faut-il emprisonner sans attendre les conjurés ?
Prescott : Gentlemen, I assure you, she’s the perfect type for the job.
Barbosa : It’s not the girl, it’s the German scientist I’m worried about.
[Prescott : Messieurs, croyez-moi, elle est parfaite pour cette mission.
Barbosa : Ce n’est pas la fille qui m’inquiète, c’est le scientifique allemand.]
Le danger provient d’un atomiste allemand : peut-on le mettre hors d’état de nuire en emprisonnant l’homme qui se trouve à la tête de l’organisation ? Un collaborateur des services secrets souligne : « It would do no good. Even if we arrested their leader, Alexander Sebastian, tomorrow another Farben man takes his place and their work goes on. » [Cela ne servirait à rien. Même si nous arrêtions leur leader, Alexander Sebastian, demain un autre homme à la solde de Farben prendrait sa place et ils poursuivraient leurs travaux.]. L’ennemi n’est pas l’individu, mais l’organisation qui se cache derrière lui. En outre, les ressources et la logistique d’IG Farben lui permettent visiblement de remplacer du jour au lendemain une perte de personnel.
Si le nouveau doublage respectait la version originale, il devrait rester ici proche des répliques en anglais. Ce n’est pas seulement IG Farben qui est évoqué ici, mais aussi le « German scientist » Otto Wilhelm Rensler, rebaptisé Vladimir Koschinski dans Weisses Gift.
Cette scène constitue donc un passage « crucial », dénaturé dans la version précédente, qui aurait dû être re-doublé de façon soignée, précise et réfléchie. Pourtant, Berüchtigt édulcore là encore la version originale. « Another Farben man » devient un anonyme « anderer » [un autre], membre d’un groupe sans nom.
Le mot clé de « scientist », qui suggère un lien entre science, industrie de l’armement et guerre, est remplacé par le terme « Spione » [espion]. « Diese deutschen Spione machen mir Sorgen » [Ces espions allemands m’inquiètent], déclare ainsi Barbosa dans Berüchtigt. Le cadre de l’intrigue, objet de recherches approfondies par Hitchcock et Hecht, qui évoque des préparatifs en vue de la fabrication d’une bombe atomique pour les nazis, est ainsi présenté comme une aimable énigme d’espionnage. Ces petites manipulations suffisent à rendre les méchants parfaitement « incolores ».
Ces dialogues, mutilés pour la seconde fois, sont pour une grande part prononcés hors champ. Le locuteur n’est pas visible à l’écran, de sorte que ni la durée des répliques ni les mouvements des lèvres ne « forcent » l’adaptateur à opérer ces accommodements.
« Angelpunkt » à la place de « cover-up »
Dans une confrontation avec son supérieur Prescott, Devlin, mû par ses sentiments, s’efforce encore d’épargner à Alicia une mission périlleuse. Il souligne le danger qui menace la jeune femme, fait valoir qu’elle n’a pas de formation d’agent et sera immédiatement démasquée par les nazis. Walter Beardsley intervient et précise quelles sont les priorités :
I don’t see why we are arguing about petty things like this. We’ve got important work to do. Sebastian’s house is a cover-up for whatever this Farben group’s up to here in Rio. We’ve got to get Miss Huberman inside that house and find out what’s going on there.
[Je ne sais pas pourquoi nous débattons de ces détails. Nous avons une mission importante à accomplir. Le domicile de Sebastian sert de couverture aux activités douteuses du conglomérat Farben, ici à Rio. Nous devons faire en sorte que Mlle Huberman mette un pied dans cette maison et découvre ce qui s’y trame.]
Dans Berüchtigt, la situation est globalement plutôt bien restituée. Devlin veut protéger sa bien-aimée et se met en colère. Prescott dénigre Alicia avec cynisme, tandis que Beardsley voit tout sous l’angle de la politique internationale. Peu lui importe qu’Alicia soit exposée à un risque mettant sa vie en danger, car il pourfend un ennemi redoutable. Toutefois, cet ennemi n’a plus de nom dans Berüchtigt : « Sebastians Haus ist der Angelpunkt », déclare Beardsley, « wir müssen in die Zentrale dieser Gruppe hier in Rio reinkommen. » [La maison de Sebastian est la clé de voûte, nous devons pénétrer dans le Q.G. de ce groupe, ici à Rio.] De « couverture » commerciale derrière laquelle se cache le « Farben group », on passe au Q.G. d’un « Gruppe » anonyme.
Du studio de doublage comme congrès des blanchisseurs
Aucune des répliques concernant IG Farben n’est donc correctement traduite. Le doublage réalisé en 1969, année de la démystification, est pourtant annoncé comme « fidèle à l’original ». Or on a presque l’impression, en comparant Notorious et Berüchtigt, que la formule « IG Farben » désigne des réalités différentes en anglais et en allemand, à la manière d’un faux ami. À moins qu’IG Farben ait de vrais amis bien placés.
Dans un film policier, la multiplication des « coïncidences » ne manque jamais d’éveiller la méfiance de l’enquêteur. Lorsque la ZDF présente pour la première fois le nouveau doublage de Notorious, la question de Devlin, « Schon mal von der Deutschen Farbindustrie gehört? », y figure encore. Mais dans les versions diffusées ultérieurement (quel que soit le doublage), cette phrase est absente. Il est frappant que le film soit « mutilé » précisément à l’endroit de cette réplique d’un poids politique non négligeable. Pour l’œil comme pour l’oreille, cette omission passe pratiquement inaperçue. Une écoute très attentive permet d’entendre un son presque imperceptible, un fragment de mot. Ce petit accroc sonore sur une surface parfaitement lisse correspond sans doute au projet d’ensemble : il vise vraisemblablement à suggérer qu’il s’agit là d’une imperfection dans le film et non d’une falsification délibérée. D’une mutilation. Dans toutes les versions que j’ai vues ces dernières années (y compris en langue anglaise et sur les DVD [commercialisés en Allemagne, NdT]), même ce minime cafouillage sonore est absent. Le son est parfaitement lissé.
Dès lors que même le nom « Farbindustrie » disparaît, c’est tout le système de repères historiques et politiques du film qui se désagrège. Les « Leute von dort » et « diese Gruppe » ne se rapportent plus à rien de concret. Berüchtigt, prétendument fidèle à l’original, est ainsi purifié de toute référence ou allusion à IG Farben par le jeu conjoint de la traduction et du montage.
En février 1969, au moment même où est réalisée cette version « fidèle à l’original » de Notorious, le théâtre de Zurich donne la première d’une pièce qui jette l’opprobre sur ceux qui « blanchissent » les faits historiques. Turandot ou le Congrès des blanchisseurs, œuvre inachevée de Bertolt Brecht montée pour la première fois après la mort de l’auteur, montre comment les Tuis (pour « Tellect-Uel-Ins », intellectuels) mettent tout en œuvre pour dissimuler la réalité derrière des formules habiles. Ils bousculent la vérité. Si ce sont des idiots qui ont transformé Notorious en Weisses Gift, ce sont des Tuis blanchisseurs qui en ont fait le bien plus dangereux Berüchtigt.
Car Berüchtigt est plus habilement dénaturé que Weisses Gift. Le nouveau doublage est à nouveau un « cover-up », c’est là l’» Angelpunkt », le cœur de l’affaire. Le plus grave est que ce cadeau d’anniversaire du service public à Alfred Hitchcock est devenu la version de référence en Allemagne, y compris pour les critiques et historiens du cinéma.
Du zyklon B à l’agent orange
IG Farben sort donc blanchi sur tous les tableaux : de son procès bien réel et de sa représentation à l’écran. Le conglomérat, également présent dans le secteur de la photo, du cinéma et de la vidéo (BASF), a rapidement relancé ses activités après la guerre. Bayer, à Leverkusen, fonde avec l’américain Monsanto la firme Mobay, spécialisée dans la fabrication de gaz toxiques. Pendant la guerre du Vietnam, elle produit et livre en quantités industrielles le sinistre « agent orange » aux Américains, lequel permet de défolier les forêts et d’abattre plus facilement l’ennemi depuis les hélicoptères.
« Les gaz employés au Vietnam ont été mis au point au centre de recherche Bayer de Wuppertal-Elberfeld. […] BASF a également profité du sanglant négoce lié à la guerre du Vietnam par l’intermédiaire de ses trois filiales états-uniennes66. »
À la lecture de certains récits concernant les activités d’IG Farben, on aimerait souvent qu’ils soient faux. Sous le titre « Weiße Wäsche – Konzerne lassen ihre braune Geschichte historisch umdeuten » [Linge blanc – Les grands groupes font réécrire leur passé « brun »], le journaliste et écrivain Otto Köhler présente ainsi, documents à l’appui, le cas de l’historien allemand Gottfried Plumpe. Ce collaborateur haut placé de Bayer (l’une des sociétés fondatrices d’IG Farben) a rédigé une étude sur IG Farben qu’il a présentée à l’université de Bielefeld au titre de thèse d’habilitation. « Citant quantité d’éléments issus des archives de l’entreprise, auxquelles il avait librement accès, il oriente avec une habileté remarquable l’interprétation des sources pour faire œuvre de blanchiment67. »
Gottfried Plumpe nie ainsi qu’IG Farben ait demandé qu’on lui fournisse des détenus en guise de travailleurs forcés pour la construction de son usine de buna près d’Auschwitz ; il affirme que Carl Krauch, président du conseil de surveillance d’IG, a toujours contesté cette accusation et qu’il n’existe « aucune déclaration et aucun document la corroborant68 ».
Il en veut pour preuve une lettre de Carl Krauch à Otto Ambros, membre du directoire du conglomérat, censée prouver la responsabilité du seul Reichsmarschall Göring, qui aurait ordonné au Reichsführer SS Himmler de s’occuper de la construction de l’usine d’IG Farben. L’historien cite la lettre comme suit : « Sur ordre du Reichsmarschall, le Reichsführer SS a ordonné ce qui suit le 26 février de cette année69… ». Partant à tort du principe qu’il est le seul chercheur à avoir accès à cette lettre importante concernant l’histoire du groupe, Gottfried Plumpe a escamoté les quatre premiers mots de la phrase – et avec eux, la vérité. La lettre de Carl Krauch commence en réalité ainsi : « À ma demande et sur ordre du Reichsmarschall70… »
Dans la nébuleuse d’IG Farben, un mot a tôt fait de disparaître d’un document sulfureux. Ou une réplique d’un film : « Ever hear of the IG Farben Industries? ».
Article initialement paru sous le titre : « Hitchcock und die IG Farben – Filmsynchronisation als Tanz in Ketten », dans Lew. N. Zybatow (dir.), Sprachenkontakt – Mehrsprachigkeit – Translation, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2007, p. 107–141. Traduction de l’allemand par Anne-Lise Weidmann. Nous remercions Rainer M. Köppl et les éditions Peter Lang de nous avoir autorisés à le traduire et à le publier ici. À noter : l’éditeur vidéo allemand Great Movies a fait paraître en 2014 un DVD/Blu-ray comportant les deux doublages allemands dont il est question dans cet article.
L'auteur
Rainer M. Köppl enseigne à l’Institut d’études théâtrales, cinématographiques et des médias de l’Université de Vienne. Auteur en 2010 d’un ouvrage sur le mythe du vampire dans la culture populaire, il a consacré plusieurs articles et communications au doublage et à la censure.