Comment êtes-vous devenue jurée pour les Prix ATAA ?
Je suis maîtresse de conférences à l'université de Lille, où j'enseigne la théorie et la pratique de la traduction – notamment littéraire – aux étudiants de Master qui se dirigent vers la traduction audiovisuelle. Il s'agit de l'un de mes domaines de recherche, pour lequel je publie des articles sur les auteurs et autrices de doublage. C’est dans ce cadre que j'ai contacté Vanessa Azoulay, autrice du sous-titrage de la série And Just Like That (reboot de Sex and the City). Je travaillais à l’écriture d’un article sur la traduction du pronom non binaire « they » et voulais l’interroger sur ses pratiques et sur son utilisation du point médian. C'est à ce moment qu'elle m'a proposé de rejoindre le jury sous-titrage pour le prix ATAA.
Vous avez découvert l'envers du décor. Qu’en avez-vous pensé ?
J'ai redécouvert le sous-titrage que je connaissais peu. Habituellement, je ne regarde pas de séries sous-titrées en français : je visionne soit les VO avec le sous-titrage en anglais, soit les séries doublées. Par ailleurs, j'avais l'impression que le sous-titrage impliquait une forme de schizophrénie du fait d’entendre les dialogues dans une langue et de les lire dans une autre. Mais cette expérience de jurée m’a fait changer d’avis et a éveillé un nouvel intérêt pour la VOST. J'ai surtout été admirative du travail de réécriture de certains auteurs : même en inversant totalement la phrase originale, la compréhension restait intacte. Je n'aurais jamais imaginé cela possible ! Ce sont vraiment des auteurs et des autrices de talent.
En tant que fan de séries, avez-vous succombé au charme des nouvelles séries coréennes à grand succès ?
Pour ma part, je reste attachée aux séries anglophones. En effet, j'ai toujours besoin d'entendre la langue originale : je pense que c'est un biais personnel. C’est pour cette raison que je regarde rarement des séries dans des langues que je ne connais pas. Grâce aux Prix ATAA, j'ai eu l'occasion de découvrir la série allemande A Thin line, alors que je ne connais pas dix mots en allemand. Cette série m'a permis de réaliser qu'une fois le barrage psychologique franchi – celui de penser qu'on ne comprendra pas la langue – on peut vraiment apprécier la précision de la version originale et la qualité de certaines productions. Cette expérience m'a rendue un peu plus curieuse.
Il est vrai que j’ai grandi dans un contexte de prédominance de l'anglais. Mais aujourd’hui, j’observe une évolution culturelle auprès de mes étudiants : je constate en effet que beaucoup de jeunes candidats au Master traduction de Lille (consacré à la traduction anglaise) s’intéressent à d'autres langues. Certains parlent coréen, japonais ou d’autres langues asiatiques. Les formations dans ces langues sont encore limitées. Mais je trouve ce changement enrichissant, car cela conteste l'hégémonie de l'anglais, chose à laquelle il faut être attentif. Je parle également russe, et j'ai du mal à accepter le « tout anglais » au détriment des autres langues. Et je regrette l’utilisation des traductions relais. Ne pas solliciter des locuteurs de suédois, de norvégien, de coréen ou de japonais et leur préférer des personnes parlant un anglais intermédiaire pour des raisons pratiques, soulève des questions éthiques. Je ne sais pas exactement comment lutter contre cette pratique, mais c'est un combat auquel je tiens en tant que professeure d'anglais.
Lors de la cérémonie, il a aussi été question de la menace de l’intelligence artificielle. Quel est votre point de vue sur le sujet ?
Je pense qu'il y a des domaines où l'IA s’avère un outil comme un autre. De nombreux textes ne demandent pas de technicité particulière, et dans ces cas-là, il est possible de s'accommoder de l'IA. Dans le domaine de la traduction technique, les traducteurs concèdent que la machine gère très bien certains contenus, leur évitant de passer des heures sur des tâches répétitives. Cependant, dans d'autres domaines comme la traduction littéraire et audiovisuelle, ou encore la traduction de la mode – sur laquelle je travaille – j'ose espérer que leur complexité inhérente empêche une automatisation complète. Et du point de vue des droits d'auteur, je m’y oppose totalement. Je suis contre l’exploitation du travail des professionnels de la traduction uniquement pour un gain d’efficacité, ou pour le « good enough » évoqué lors de la cérémonie. Pour certains, comprendre l’information suffit : ils se moquent que le contenu soit traduit de manière simplifiée dans une langue appauvrie, sans style et sans nuances… Mais selon moi, cela conduit à un nivellement par le bas de la langue française. En tant que professeure d'anglais et de traduction vers le français, cela me touche particulièrement. La langue française mérite d'être respectée, ainsi que ses auteurs. Il est essentiel d’en défendre la richesse.
Crédit photos : Brett Walsh