Bulletin des Auteurs – Que pensez-vous du sous-titrage sur interface en ligne ?
Collectif – Cette manière de travailler induit une transformation complète de nos conditions de travail mais aussi certainement de notre métier et, à terme, de notre statut. La société Deluxe Media Inc. (« Deluxe US »), comme Eikon, Iyuno ou TransPerfect qui fonctionnent de la même manière, propose de sous-titrer les programmes pour le monde entier, notamment pour les plateformes de VOD (Netflix, Disney+, Amazon Prime Vidéo…) et, dans une moindre mesure, pour les sorties en salles. Pour ce faire, ils imposent aux auteurs de travailler sur une interface en streaming nommée, chez Deluxe US, « Sfera ». L’auteur ne peut communiquer que par mail avec le « Project Coordinator » qui lui est attribué. Ces « PC » ne connaissent pas notre métier, ce qui est une source constante d’erreurs et de perte de temps. La division du travail fait que le coordinateur n’a aucune latitude, alors il esquive toute question, en usant d’une novlangue qu’il serait intéressant d’étudier pour évaluer son influence dans ce projet novateur.
Les erreurs innombrables concernant le projet, erreurs sur le travail à accomplir, erreur d’envois de la version du film, qui n’est pas toujours la dernière en date, provoquent une cascade de mails inutiles, et d’injonctions à accomplir des tâches qui n’ont parfois pas de sens. Comme, par exemple, l’obligation de soumettre trois titres français pour un film tiré d’un livre qui a déjà un titre en français, alors que le film sera diffusé avec son titre original. On peut parfois recevoir plus de 100 mails pour un film peu bavard, alors qu’avec un laboratoire français tout se règle en une dizaine de mails et quelques appels.
La plateforme Sfera n’est pas performante, pas assez précise (moins que les premiers logiciels des années 1980) et, outre le fait qu’elle plante régulièrement, faisant à l'occasion disparaître nos sous-titres comme dans les années 1990 au temps des logiciels à disquette, elle tente d’imposer un nouveau modèle de travail qui modifie toutes les étapes du sous-titrage, pour nous amener lentement vers la disparition de notre autonomie et de notre souveraineté.
B. A. : Quelles sont les différences principales ?Collectif – La première étape est celle du repérage, tâche technique qui consiste à découper le dialogue en sous-titres vides. C’est une étape cruciale, qui n’a rien d’automatisable : le découpage doit suivre le rythme du dialogue et tenir compte du montage, afin de permettre une lecture fluide. Chez Deluxe, le repérage est fait par une machine ou par quelqu’un qui ne connaît rien à notre travail, et obéit aveuglément à des normes absurdes. En outre, un seul repérage est effectué pour les versions du monde entier, c’est-à-dire pour toutes les langues cibles, ce qui est une hérésie puisque, suivant la langue dans laquelle on traduit, on ne découpera pas le texte de la même manière. Deluxe prétend procéder ainsi pour que les auteurs de sous-titres puissent l’adapter à leur langue mais c’est de la mauvaise foi, c’est seulement une économie pour eux puisqu’ils ne font qu’un repérage, et que les auteurs doivent finalement le refaire quasi intégralement. Du moins, quand les auteurs en ont le droit, ce qui est très rare, surtout hors de France. Quelques auteurs facturent un supplément pour la reprise du repérage, mais tous ne sont pas en position de le faire car le rapport de force joue en leur défaveur. L’auteur reçoit donc une liste de sous-titres vides mal faite, appelée “template”. À l’opposé, lorsqu’on travaille sur nos logiciels, il est possible d’apporter tous les changements de repérage que l’on souhaite, modifier les time-code, rassembler deux sous-titres, les séparer, etc. Cela paraît anodin mais un bon repérage, c’est une étape cruciale dans l’élaboration d’un bon sous-titrage.
Chez Deluxe, il est interdit de modifier le repérage pendant toute la durée de l’adaptation, la deuxième étape du sous-titrage. Ce n’est que sur la dernière version du programme, une fois le montage jugé définitif, que l’autorisation est accordée d’opérer des changements. L’auteur adapte donc à l’aveugle dans un premier temps, en faisant le pari que s’il prévoit tels changements de repérage, l’adaptation conviendra. Ce n’est qu’à la dernière relecture qu’il saura s’il avait raison. En temps normal, l’auteur tâtonne, se questionne, essaie des choses qui ne fonctionnent pas toujours, bref, ce que fait tout humain au travail : il réfléchit.
B. A. – Pourquoi n’a-t-on pas le droit de toucher au repérage avant la fin ?
Collectif – Parce que Sfera est tellement automatisé qu’il ne peut pas le gérer, ce qui trahit un manque de professionnalisme et de savoir-faire, et indique clairement que l’ensemble du processus n’est pas conçu pour nous laisser modifier le repérage. Un exemple de plus de l'automatisation comme source d’inefficacité, d’autant que Deluxe peut nous demander de travailler pendant des semaines sur des versions non définitives pour finalement nous laisser deux jours en bout de course pour tout reprendre sur l’image finale.
La troisième étape, c’est la simulation. Lorsque le travail est fini, on se rend habituellement dans un laboratoire pour visionner le film avec la cliente ou le client, et la personne chargée de cette opération au sein du laboratoire. C’est un moment essentiel où l’on montre notre travail à des regards neufs, des gens qui pensent, qui réagissent à ce qu’ils voient, et nous échangeons en direct pour améliorer la qualité du travail. Au contraire, sur cette interface, cette étape de la simulation ne peut avoir lieu dans la majorité des cas, puisqu’on ne se parle pas, on ne se voit pas. Il y a seulement un « Quality Check » (QC), fait par on ne sait qui, on n’a aucun contact même par mail avec cette personne ou cette machine qui balance des corrections qu’il nous est seulement possible d’accepter ou de refuser en cliquant sur le bouton prévu à cet effet. « Oui » ou « Non », aucune nuance, aucune discussion. Parfois, cette relecture à distance est même faite par Deluxe sur la version non définitive, ce qui revient à une perte de temps colossale pour tout le monde. Certains clients ou réalisateurs imposent tout de même une simulation, alors même qu’ils confient le sous-titrage à Deluxe, car il faut rappeler que cette société n'est finalement qu’un prestataire technique, dont le rôle devrait être de se mettre au service de la qualité de l’œuvre et de l’adaptation.
Cette organisation, très hiérarchisée, fonctionne de manière totalement rigide et la lourdeur des procédures et des prises de décisions entraîne des retards et un manque de souplesse dommageables à la qualité, notamment dans l’urgence imposée lorsque les réalisateurs font des modifications de leur œuvre jusqu’au moment de la diffusion, ce qui est fréquent, mais ce ne sont pas les seuls cas. Nous avons calculé que l’interface et les processus nous font perdre environ 40 % du temps alloué à la traduction. Ainsi, alors que la phase adaptation est la plus importante, et que l’étape des QC est très secondaire, Deluxe part du principe inverse et privilégie les QC. Par contraste, avec nos clients et les labos traditionnels basés en France, nous parlons le même langage et nous mettons tous nos efforts au service d’un travail de qualité livré dans les délais, même très courts, ce qui semble absolument impossible avec Deluxe.
B. A. – Quelles seraient les conséquences si ce modèle s’imposait ?
Collectif – Pour vous donner une idée de ce qui nous attendrait si le modèle proposé par Deluxe s’imposait, vous pouvez lire l’analyse du sous-titrage français du film Roma, publiée sur le blog de l’Ataa. La qualité catastrophique de nombre de sous-titrages sur Netflix et Amazon s’explique principalement par ces conditions de travail, couplées, pour la grande majorité des traducteurs – choisis par ces prestataires sur des sites d’amateurs comme ProZ – à des rémunérations indignes, largement inférieures au Smic horaire.
Mais le plus grave, ce sont les problèmes de fond posés par cette nouvelle façon de travailler. Nous assistons potentiellement à une surveillance à distance des traducteurs, nous sommes obligés de nous connecter pour travailler, ce qui nous limite dans notre choix du lieu où travailler, car il faut une excellente connexion. Deluxe peut tout connaître de notre rythme de travail : à quel moment on se connecte, quel jour ou à quelle heure on travaille et on ne travaille pas, une jauge calcule en pourcentage notre progression, combien de sous-titres sont créés par jour. Cela paraît anodin mais pourrait entraîner des dérives et des entraves à notre liberté d’indépendants.
En outre, le logiciel est fait de telle manière que les sous-titres, au fur et à mesure de leur création, sont captés par l’interface, il est donc impossible de sauvegarder nos différentes versions, auxquelles il est pourtant parfois utile de revenir pour comparer et donner droit à des « repentirs ». Il nous est également impossible d’exporter nos sous-titres pour les relire, ou de les imprimer à partir de l’interface, nous devons pour cela demander au Project Coordinator d’exporter nos textes pour faire la relecture, et encore, à condition qu'il accepte. C’est une perte de temps, ce qui est d’autant plus incompréhensible que d’autres logiciels en streaming pour d’autres labos le permettent sans restriction.
Il reste également difficile de connaître le nom de l’auteur du doublage, et donc d’échanger pour harmoniser le travail et améliorer la qualité finale. La seule « communication » passe encore par un document en ligne qui met souvent les auteurs de sous-titrage devant le « choix accompli » concernant les traductions imposées de certains termes ou expressions ; et ce, très souvent en toute dernière phase d'adaptation voire après, ce qui oblige à revenir sur des heures de réflexion au lieu de réfléchir en amont avec l'auteur.e de la VF. Toutes ces contraintes sont souvent justifiées par Deluxe comme des mesures de sécurité, mais cet argument n’est-il pas un moyen d’abuser de son pouvoir et de prendre le contrôle du travail d’auteur ? Où est le danger de communiquer entre auteurs pour assurer une meilleure qualité à l’œuvre ?
B. A. – Quelles sont les visées de ce nouveau modèle ?
Collectif – On peut se demander pourquoi ce nouveau système confisque nos textes, quel est l’intérêt de ces plateformes de nous imposer cette manière de travailler ? Est-ce pour nous habituer à l’idée de nous déposséder et de nous mener vers un changement de paradigme et le début de la fin du droit d’auteur ? D’autre part, une question annexe, mais qui mérite d’être posée, surgit : nos textes happés par Deluxe servent-ils à « engraisser » les machines à traduction artificielle ?
Une colonne « Traduction automatique » a, à une époque, été proposée sur Sfera, qui délivrait une traduction déjà faite, et corrigeable. Cette option a rapidement été écartée pour la France, nombre d'auteurs l'ayant tout bonnement refusée. Mais notons qu'accepter cette proposition reviendrait pour l’auteur à devenir post-éditeur, et peu à peu, il n’y aura en effet plus de raison de lui permettre d’accéder à ses textes car il ne sera plus auteur de l’œuvre, seulement un technicien correcteur sous-payé. Nous perdrons alors toute notre souveraineté. L’auteur, ce sera la machine, et c’est le correcteur qui deviendra interchangeable.
NB : Il convient de lever toute confusion entre Deluxe Media Inc., la société américaine dont nous parlons ici, et Deluxe Paris Media, qui est un laboratoire de sous-titrage et un studio de doublage basé à Paris.