La culture
Je n’ai aucune culture, sinon celle glanée à l’institution « Sainte Jeanne d’Arc », avec une superbe indifférence. On m’y a appris, entre autres, que Rousseau était un « paresseux » parce qu’il passait ses journées en barque (voir Les Rêveries d’un promeneur solitaire).
Ma culture vient donc du cinéma. D’abord grâce à Jean George Auriol, directeur de La Revue du cinéma et à Claude Heymann, à l’époque dans la production de Fabiola [1949] d’Alessandro Blasetti. J’avais vingt ans, j’étais « la pire des secrétaires qu’ils avaient jamais eues ». Comme je dépensais mon mois en trois jours, ils ne me donnaient pas plus d’argent mais payaient directement ma chambre meublée et mes repas. Je déjeunais chez « Nino » avec Jean George qui était « hygiéniste » et me faisait manger « sain ». Je dînais avec Claude qui était bon vivant. Tellement bon vivant qu’il préférait se débarrasser de moi en me payant le cinéma pour que je ne gâche pas ses soirées ! J’ai donc commencé mes traductions avec les dialogues de Fabiola. Et puis j’ai eu le merveilleux Tolia Eliacheff. Je n’oublierai jamais mes trois « patrons ». Ensuite, grâce à Rossellini qui m’a obligée à me pencher sur Descartes, sur Pascal, etc., sur une gamme de projets jamais réalisés, mais qui m’ont permis de secouer ma cervelle.
Autant Rossellini n’aimait pas les acteurs, autant il tenait au texte. Il ne voulait pas que les comédiens « interprètent ». D’où la raison des énormes tirades dans ses scènes-séquences de onze minutes où les acteurs étaient absolument désespérés parce qu’ils ne pouvaient pas avoir un gros plan. Mais j’ai beaucoup appris.
Et tout de même, j’ai beaucoup appris grâce à la télévision. Avec la télévision, on remet en scène des grands romans, des grands classiques, et j’ai donc bien été obligée de les lire ou de les relire.
Les « bureaux » d’Heymann et d’Auriol [à Rome] consistaient en deux chambres au même étage de l’Hôtel d’Angleterre. Je passais de l’une à l’autre mais je séjournais plus chez Jean George Auriol qui voulait tout de même essayer de récupérer un peu de l’argent qu’il me donnait. Heymann y avait renoncé. Jean George me tirait les cartes, essayait de me prouver que je devais moins « papillonner » et plus penser à mon avenir littéraire. Il n’y est pas arrivé. En attendant, Henri Vidal venait tous les matins à l’Hôtel d’Angleterre, chercher son texte en français. Il descendait de l’Hôtel d’Angleterre par le grand escalier de la place d’Espagne. Son texte n’était pas très long, tout au plus une page dans les « tirades ». Un jour, il n’y avait rien. « Mais je tourne, pourtant ! », dit-il. « Oui, mais vous êtes dans l’arène, en mauvaise posture. » Je ne sais plus si Jean George et moi avons attendu qu’il sorte pour pouffer grossièrement : « Aïe, aïe, aïe ! » Que dire d’autre ?…
L’argent, toujours l’argent. Et le désir (flou mais constant) de devenir comédienne. J’arrache donc à mes deux patrons une journée de figuration dans Fabiola. Comme tous les deux étaient contre mon avenir de star, ils me font engager pour une scène d’orgie. Affolée par les pincements aux fesses et aux nichons, j’ai essayé d’appeler au secours les deux affreux. Rien à faire. Ils étaient hilares derrière la caméra et ont fait semblant de ne pas me connaître. Dur, dur ! Mais leçon efficace. Même Henri Vidal ne m’a pas reconnue, et mon œil !
Parfois aussi, il suffit de certaines « citations » pour vous pousser à relire toute l’œuvre.
Dans les films tirés d’œuvres célèbres, le scénariste se contente de traduire mot à mot, y compris les descriptions. Pour La Chartreuse de Parme par exemple, on ne peut pas refaire du Stendhal. C’est donc, pour le traducteur, un travail très pénible de recherche du texte original (au moins du dialogue) car le scénariste ne précise pas, bien entendu, quelles sont les pages qu’il a piquées ; et par ailleurs, le réalisateur change l’endroit où se place cette description ou ce dialogue, à cause des retours en arrière (flash-back) ou des sauts en avant.
On doit parfois relire le bouquin trois ou quatre fois et on s’y perd. Quand il s’agit d’une œuvre italienne, comme par exemple Cristo si è fermato a Eboli de Carlo Levi, ou La coscienza di Zeno d’Italo Svevo ou bien La ragazza di Bube de Carlo Cassola1, on devrait théoriquement être plus libre pour la traduction. En fait, il n’en est rien. Si on a devant soi le livre en français, on n’arrive pas à s’en détacher même si on remarque des erreurs.
Malgré tous les livres qu’on peut avoir chez soi, on ne trouve jamais celui qu’il faut. Il ne reste plus que l’inscription dans toutes les bibliothèques… Ou se lier d’amitié avec les libraires français, ce qui est trop pour moi, j’en laisse le soin à Christine !
Et puis, une fois par an au moins, on me demande de traduire un article de Malraux ou de Sartre (déjà traduit en italien) et on semble étonné de mon refus.
– Tu es sûre que tu ne peux pas faire ça ? Tu es la meilleure, à qui va-t-on s’adresser ?
– Mais je ne peux pas écrire du Sartre, ni du Mauriac, ni du Jouhandeau, ni du Céline !
Mais enfin, on m’en veut !!!
Dans les scénarios, on retrouve souvent des allusions à des séries américaines. Bien entendu, je suis plus intéressée par Colombo et Kojak que par ces grosses « sagas ». Hélas, lorsque le programme a un grand succès, il faut se taper au moins un épisode, sinon deux. La télévision a une telle influence dans la vie quotidienne ! Un magistrat a raconté que dans certaines régions d’Italie, où la télévision restait la seule « information culturelle », des plaignants ou des accusés s’adressaient à lui en l’appelant « Votre Honneur ». En France aussi, me dit mon avocate préférée. Quelle intoxication ! On ne sait plus dire « Monsieur le Président ».
J’ai fait tant de traductions sur la mafia que je crois pouvoir aller vivre à New York, Palerme ou Paris, sans encombres. Idem si je veux commettre un crime, un casse ou un attentat. C’est quand même bien utile, la traduction dans le cinéma !
N’oublions pas que la Mafia est en Sicile, la Camorra est à Naples et la ’Ndrangheta en Calabre. Pour traduire, j’utilise surtout mafia, un peu moins camorra et jamais ’ndrangheta.