Comment se faire payer
Ne jamais gémir, ne jamais expliquer qu’on a de nombreux enfants à nourrir, de vieux parents à sa charge. Tout le monde s’en moque. Il faut rejeter le mélo et adopter la tragédie. Pour se faire payer, il faut braquer son index sur la carpette d’entrée avec un :
– Très bien ! Vous trouverez mon cadavre devant votre porte !
Il faut menacer de se suicider, mais jamais en se jetant dans le Tibre ou ailleurs : si vous devez vous pendre, c’est à leur rampe d’escalier. Si vous vous jetez sous une voiture, c’est devant leur immeuble (et encore, c’est un peu plus loin). Non, jetez-vous carrément sous leur voiture.
Si vous arrivez dans le bureau du producteur après avoir franchi le barrage de la ou des secrétaires, et que celui-ci vous explique que vous pourriez encore faire une petite remise sur le travail que vous apportez… ou s’il essaie de vous escroquer d’une autre façon… jetez un coup d’œil autour de vous et voyez s’il y a un objet précieux.
Un jour, un producteur voulut essayer une arnaque minable. Il m’avait proposé un petit travail, pour à peine vingt mille lires, et je mourais de faim. Je présente la facture et il me dit :
– 20 000, c’est trop. On va faire 18 000.
La haine monte en moi, quand il m’offre une cigarette. Il me tend son étui qui était en or. Je n’ai pas pris la cigarette, j’ai happé l’étui et j’ai dit :
– Puisque vous n’avez pas d’argent sur vous, j’irai changer ça. Au clou, on m’en donnera bien vingt mille lires. Je vous enverrai le reçu pour le retirer !
Et lui :
– Qu’elle est drôle, elle fait toujours de l’esprit !
Et il essaie de récupérer son étui qu’avec un sourire venimeux, je pousse hors de sa portée.
Il a fini par me payer ces 20 000 lires.
Ne jamais oublier que si on ne se fait pas payer, on perd le client.
Dans beaucoup de productions, avant d’appeler quelqu’un pour un travail, on demande à la comptabilité : « Est-ce qu’on lui doit quelque chose ? ». Si on n’est pas LA traductrice indispensable, vous ne reverrez plus celui qui vous doit de l’argent. Il donnera le prochain travail à une autre victime.
Une autre fois, je me suis élancée sur un vase chinois, dans les bureaux d’une célèbre production. Mais toujours gaie et déterminée. À peine m’avait-on enlevé le vase des mains que je fonçais sur le tapis d’Orient.
Quand le producteur m’a vue à quatre pattes en train de rouler le tapis, il s’est énervé, mais il a fini par rire et m’a payée.
Cela se passait à une époque héroïque, mais c’est bien comme ça que j’ai survécu.
En Italie, il y a l’IVA (la T.V.A.). Attention au moment de préciser votre prix. Les 19 % sont une source de douleurs. « Comment ça, l’IVA était comprise ? » « Non, elle n’était pas comprise ! » Vous en avez pour une semaine de discussion acharnée.
Un autre truc utilisé par les « mauvaises » productions pour faire attendre interminablement la remise d’un chèque : les deux signatures sociales qui doivent nécessairement (et soi-disant) figurer sur le chèque…
La secrétaire sanglote au téléphone qu’elle a le chèque dûment rempli sur sa table, avec la première signature, qu’il ne lui manque que la deuxième ; que l’autre administrateur est provisoirement à Milan ou à New York et qu’il signera dès son retour. « Quand ça, le retour ? » « Ah, on ne sait pas. Sans doute cette semaine… » Là encore, on en a pour un mois et trente coups de téléphone.
Ne pas oublier de lire les journaux. Quand on vous annonce le premier jour de tournage d’un film, il faut foncer à la production : les banques débloquent les crédits le premier jour de tournage.
Ne jamais téléphoner à quelqu’un qui vous a procuré du travail en donnant votre adresse à une tierce personne, pour gémir qu’on ne vous a pas payé ou que vous avez eu des ennuis. Remerciez toujours. Ne faites jamais intervenir la personne qui vous a mis en contact. Assumez-vous !
Parfois, la personne s’informe, comme Fellini :
– Mais est-ce qu’on t’a payée ?
Même quand je n’ai pas été payée ou mal payée, je balaie de la main toute préoccupation :
– Ne t’inquiète pas, tout va bien. Pas de problèmes.
Fellini a autre chose à penser qu’à ma bourse. C’est moi qui dois y penser. Et comme vous avez dû le constater, j’y pense.
Rossellini, lui, accrochait un billet de banque aux lettres qu’il m’envoyait à traduire.
Pour le dernier film de Francesco Rosi, Oublier Palerme1, j’ai piqué une grosse colère. J’avais traduit les différentes phases du film directement pour lui. Et voilà que le dernier remaniement est assuré par sa production. Une production notoirement dangereuse. Je ne travaille avec elle que lorsqu’un coproducteur me garantit que je serai payée. Dans ce cas présent, sans nuire à Rosi.
Voilà qu’une soi-disant organisatrice « italo-américaine » me téléphone, agitée, indignée, parce que j’ai traduit « libéralisation de la drogue ».
– Non ! C’est : légalisation ! Rosi a écrit : legalizzazione !
J’essaie de téléphoner à Rosi pour lui expliquer une différence que vous avez déjà comprise. Il me demande :
– Et : réglementation ?
Je lui dis : « C’est mieux. »
Rien à faire, on a mis sur le script : légalisation !!!
Chose plus grave : ma facture a été « amputée » d’un million net pour cette « grossière erreur ». Je n’ai rien dit. J’ai apparemment encaissé. Ça, c’est une vengeance à savourer glacée !
Ne jamais croire votre interlocuteur au téléphone qui vous dira : « Ça doit être vingt ou vingt-cinq pages… » Et on se retrouve avec quatre-vingt pages ! Ne jamais établir de forfait au téléphone ! Jamais !!!
Il arrive qu’une production vous donne une traduction que, deux jours plus tard, on vous demande d’arrêter parce que le film est remis à une date ultérieure… Ne soyez pas stupidement honnête. Si vous n’avez pas une pile de scénarios qui vous attendent de toute urgence, dépêchez-vous de continuer à traduire jusqu’à ce qu’on vous envoie quelqu’un pour retirer le scénario ou le traitement. Vous pouvez gagner plusieurs pages qu’on sera obligé de vous payer.
Ce petit subterfuge doit compenser le traumatisme que vous aurez éprouvé : c’est tellement dur d’avoir bondi de joie à l’idée d’avoir un scénario qui va vous permettre de payer l’électricité, le téléphone et le loyer… et de se le voir arracher quelques heures plus tard !
Les jeunes producteurs
Il y en a qui n’arrivent pas à payer la traduction d’un sujet qui a été refusé. Je ne parle pas d’un scénario, mais de quelques pages. Pour un scénario, il faut essayer de se faire donner une avance correspondant à la moitié du prix fixé (c’est très difficile !), et le solde au moment de la remise de la traduction.
J’ai eu affaire un jour à un producteur frétillant de bonheur : il venait de rencontrer Alain Delon à Cannes et, me dit-il, celui-ci s’était montré enthousiasmé à l’idée de tourner un film avec lui. Perplexité de ma part. Je ne voyais pas Alain Delon, déjà en pleine gloire, dansant la gigue avec le scénario qu’on me demande de traduire. Un sixième sens, que j’ai trop rarement, me pousse à demander une avance. Je l’obtiens illico. Quand un producteur fabule, c’est le bon (et le seul) moment.
Je lis le scénario : une histoire ignoble où Delon devait kidnapper une fille, l’enterrer dans un cercueil dans une forêt, lui insuffler de la drogue à l’aide d’un tuyau, bref l’individu infâme, odieux, crétin, sans facettes. Je me dis : si Delon accepte ça, c’est qu’il est devenu fou.
Delon n’a pas accepté. Je n’ai jamais eu le solde.
Pour en revenir au sujet qui n’a pas été payé, il faut se fâcher, trépigner, râler, mais uniquement pour la forme. Il faut parfois faire son deuil de ce paiement, deuil souvent provisoire d’ailleurs, parce que ce même producteur accroche souvent un autre film, il vous sera reconnaissant de ne pas l’avoir traîné en justice et vous fera travailler le reste de vos jours. Vous resterez des amis éternels si vous ne l’avez pas traqué à ses débuts. Moins jeunes, ils sont toujours heureux de vous voir et vous embrassent en vous disant :
– Tu te souviens quand je n’arrivais pas à te payer ?
N’oubliez pas de pousser un long cri de désespoir rieur à ce souvenir.
Un producteur qui me devait de l’argent a fait faillite. Il s’est retrouvé en prison. J’ai beaucoup souffert et je n’ai pas été la seule. Un producteur en prison ne vous parlera plus jamais. Il faut toujours essayer de les garder libres et en bonne santé. On ne sait jamais !
La Bérézina
Toujours à l’époque héroïque, je venais de terminer un scénario qui devait monter mon budget. Comme je connaissais bien le producteur, homme très correct et délicieux, je ne me fais pas payer à la livraison, je dépose le travail et je rentre chez moi. Le lendemain, j’apprends qu’il a eu un infarctus et qu’il est en clinique. Désespoir total. Pour lui que j’aime bien. Pour moi qui agonise. J’attends un peu, je demande (fréquemment) de ses nouvelles. La famille me dit qu’il se remet et me donne son numéro de téléphone à la clinique.
Toute honte bue, je l’appelle un matin. Il se met à rire. Il connaissait déjà la raison de cet appel. Je lui dis que j’étais plus mourante que lui et qu’il n’avait pas le droit de faire ça. Qu’on mourrait ensemble – lui à l’hôpital, et moi à l’hospice – s’il ne me réglait pas mon scénario.
Alors il m’a fait venir dans sa chambre de clinique. Et j’ai vraiment eu l’impression, quand il a signé le chèque, d’être de la race de ceux qui arrachaient les bottes des morts au passage de la Bérézina ! C’est épouvantable.
Nous sommes restés très, très amis. Il a survécu de nombreuses années. C’était un homme charmant. Je le regrette.
Après les généreux, les ladres
Il y a, à Rome, une maison de production célèbre dans le milieu pour sa réticence à payer ses collaborateurs convenablement et vite.
Un jour, le producteur m’appelle pour une traduction qui dure plus que prévu. C’était une lettre dont il fallait peser tous les mots. L’heure du déjeuner arrive, il me dit :
– « Allons nous reposer dans un excellent restaurant au bord du Tibre. »
Savait-il que c’était le jour de fermeture ? J’en suis encore persuadée. Et nous nous sommes retrouvés dans un snack, debout, mangeant un sandwich à la tomate et à la mozzarella, un sandwich à la « caprese » (à la Capri).
– « Il n’y a rien de meilleur que ça », m’affirme-t-il.
Il a pris une bière et moi un verre de lait. Il paraît que les fritures et les autres sauces lui faisaient mal et qu’il était enchanté de déjeuner « léger ».
À une époque où j’avais tant besoin de calories !
À propos de ce producteur, je peux enchaîner sur ceux qui, comme lui, demandent des « prix d’ami ».
Les prix d’ami
Ça signifie que vous devez faire un gros cadeau à quelqu’un de beaucoup plus riche que vous.
Ce que les producteurs entendent par « prix d’ami », c’est que « l’ami », c’est vous. L’amitié est toujours dans le même sens.
Comme tout le cinéma italien est « mon ami », je serais fraîche… Aussi, je conseille de répondre comme moi, maintenant :
– « Un prix d’ami ? Oh, volontiers ! Alors d’habitude, je prends quinze mille lires la page, alors disons vingt mille. C’est très gentil à toi… »
Non. Les preuves d’amitié que je donne maintenant, c’est d’accepter un travail quand je suis débordée. Autrement dit, tout le temps. C’est ça, l’amitié. En plus, ce producteur me demandait un prix d’ami sur un sujet de cinq pages…
On peut faire un effort sur trois cents pages, pas sur cinq !
Ce même producteur faisait bloquer mon téléphone pendant une demi-heure par sa secrétaire, pour me donner à traduire un télex (gratuitement, bien sûr) de deux pages, ou un télégramme interminable. Ce qui troublait la traduction que je faisais pour d’autres et faisait croire à ceux qui m’appelaient que mon appareil était en dérangement ! J’ai mis longtemps avant de l’envoyer sur les roses. Mais je l’y ai bien envoyé !
Il y en avait un qui se présentait toujours le vendredi avec un chéquier à peine terminé. Ou bien il ne restait plus qu’un chèque et il me disait :
– « J’en ai absolument besoin pour mon week-end… »
Non seulement je n’avais jamais le chèque mais je devais traverser tout Rome, après cinquante coups de téléphone, pour retirer le chèque chez son concierge. De quoi pleurer. Je suis sûre qu’il continue son système avec d’autres.
Et maintenant, quand j’accepte parfois de le sauver en travaillant pour lui, avant même de prendre le travail, il sort son chéquier et son stylo avec un « Combien je te dois ? Tu sais que je paie toujours rubis sur l’ongle. » Autrefois, j’avais plus souvent vu l’ongle que le rubis.
Les coursiers
Maintenant, les productions n’ont plus aucune raison de ne pas vous livrer le travail. Autrefois, leur chauffeur était dans tel quartier ou tel autre, mais jamais dans le vôtre. Maintenant, avec les coursiers, même les chauffeurs ont réapparu.
Prenez-en votre parti : vous ne recevrez jamais un chèque à domicile. Il vous faudra ramper jusqu’aux productions, ou alors envoyer quelqu’un. Ils ne sont pas encore arrivés à ça.
J’ai frôlé l’infarctus en France le jour où une production m’a envoyé un coursier prendre mon travail, et me l’a rapporté peu après pour que j’aie une photocopie comme preuve ! J’ai essayé de raconter ça à Rome, pour essayer de les secouer, mais je n’ai obtenu que des expressions effarées (et même pas admiratives).
Se faire payer par les Français
Se méfier des producteurs français qui ont le don subtil de s’éclipser au moment de régler la note. Ils oublient très facilement, par paresse ou par distraction, quelquefois par mauvaise volonté. Mais le résultat est lugubrement le même. Ne pas hésiter à les talonner et à s’informer sur l’heure de leur vol pour Paris. Au besoin, se rendre à l’aéroport.
Il y a des producteurs français qui arrivent en Italie comme s’ils descendaient en enfer. Dans un lieu rempli d’escrocs et de fumistes où ils ne peuvent se mouvoir que sur la pointe des pieds et l’œil aux aguets. Puis, presque inévitablement, ils font brusquement confiance à l’individu qui les plumera. Ils craignent tellement l’entourloupe qu’ils en deviennent naïfs.
Et puis, il y a les Français escrocs. Ceux-là aussi ne sont pas mal. Ils débarquent, font travailler un tas de gens et disparaissent. Je reçois souvent des coups de fil d’amis italiens qui me demandent si je connais telle ou telle production « parce qu’on ne m’a pas payé ». Oh, que ça m’énerve…
Il y a très longtemps, j’ai profité d’un voyage fin décembre à Paris pour me rendre dans un petit village de l’Oise où un producteur me devait un scénario. Il avait une jolie petite maison à tourelles… et des toiles de maître. Je l’ai surpris alors qu’il décorait le sapin pour son fils. Il m’a payée sur-le-champ, absolument ahuri de mon apparition qui n’avait rien à voir avec celle du père Noël.
J’ai la dent longue et je n’oublie pas. Je poursuis mes proies jusque dans leurs derniers retranchements, lorsque j’ai décidé de le faire. Ce n’est même plus une question d’argent : je veux qu’on me paye. La colère m’étouffe et je suis capable de tout.