Depuis vos débuts il y a 30 ans, vous avez traduit les plus grands réalisateurs. Avec un tel parcours, les distributeurs et les labos vous déroulent-ils le tapis rouge ?
De façon surprenante, je n'ai pas l'impression d'être privilégiée. Mon seul avantage est de pouvoir refuser les projets trop mal rémunérés ou inintéressants de mon point de vue. Mais on ne peut pas vraiment parler de « tapis rouge », car c'est un secteur très concurrentiel. D’autant que je ne travaille pas sur les blockbusters. Mes goûts cinématographiques m’orientent plutôt vers les films d'auteur et les films d'art et d'essai. Aujourd’hui, je dois encore « lutter » pour qu’on me confie des projets. Cependant, il est arrivé que l’on vienne me chercher. Sachant que j’avais déjà traduit plusieurs films de Spike Lee, Netflix m’a sollicitée pour sous-titrer Da 5 Bloods : Frères de sang diffusé en exclusivité sur leur plateforme. Sans discuter, ils ont accepté un tarif de 5 dollars par sous-titre, mais cela demeure notre seule collaboration. Je sais qu’il y a une véritable disparité entre les films de prestige et le reste des programmes, et que même les plateformes fonctionnent à deux vitesses. Néanmoins, ma situation m’offre la liberté de dire « non » quand je le souhaite : c’est un vrai privilège.
Pendant 15 ans, vous avez travaillé en binôme avec le célèbre Jean-Pierre Carasso. Considérez-vous que l'écriture collaborative soit plus puissante et créative que la traduction en solo ?
Cette expérience a en effet engendré des résultats fantastiques. L’écriture à quatre mains apportait une dimension supplémentaire à la traduction. Lorsque l'un d'entre nous butait sur un passage, l'autre trouvait toujours une astuce pour débloquer la situation. Ensemble, nous avions acquis des automatismes. Cela fusait de tous les côtés !
Jean-Pierre était un très grand traducteur littéraire, et moi, j’étais déjà sous-titreuse de mon côté et je maîtrisais les aspects techniques qui le rebutaient totalement. Je pense que cette complémentarité a également contribué à la réussite de notre duo.
Ensemble, nous avons développé une véritable complicité et amitié. Cela a été une aventure humaine captivante. Cette harmonie et synergie étaient évidemment primordiales, car nous passions énormément de temps ensemble. Imaginez-vous : nous partagions des journées entières, assis côte à côte devant la table de montage (puis devant l'ordinateur, à l’avènement du numérique). Le midi, nous sortions toujours déjeuner dans des petits bistrots de quartier. C'était vraiment joyeux et riche en échanges intellectuels. Notre amitié allait au-delà du travail puisque nous partagions aussi la sphère familiale de l’autre : de fait, il connaissait mes enfants, et on peut même dire qu’il les a vus grandir.
Après le décès de Jean-Pierre Carasso, avez-vous cherché un nouveau binôme ?
J’ai en effet cherché d'autres collaborations, mais je n'ai pas réellement trouvé d'équivalent, sauf ponctuellement, lorsque je traduis des films depuis l'arabe avec ma collègue franco-libanaise Hélène Greiche, ou depuis le suédois avec Charlotte Drake. Mais ces langues sources ne représentent qu’un ou deux films par an. Néanmoins, ces collaborations fonctionnent à merveille, bien qu’elles soient plus occasionnelles et me donnent un peu la nostalgie de l’écriture à quatre mains.
L'évolution de la production cinématographique a-t-elle influencé ou modifié le travail de traduction ?
La grande évolution dans le domaine du sous-titrage a été l'avènement du montage numérique. Cela a permis la création de montages très rapides, avec une multitude de plans à la minute. Les traducteurs ont dû s'adapter à cette nouvelle approche, en abandonnant la règle selon laquelle les sous-titres ne devaient pas déborder sur le plan suivant. Nous avons appris à davantage suivre la bande son pour assurer la fluidité des sous-titres.
Dans le doublage, la révolution technique majeure a été le passage du film argentique en bobines (où l’on écrivait sur une table de montage, avec une gomme et un crayon sur une bande rythmo réelle en celluloïd) à l’image numérique (où l’on s’est mis à écrire devant un ordinateur, avec une rythmo virtuelle). Cette transition a nécessité une nouvelle adaptation de la part des traducteurs. Sauf pour ceux qui ont préféré jeter l’éponge… Bien sûr, d'autres évolutions techniques ont suivi, mais ces deux bouleversements ont eu un impact significatif sur les méthodes d’écriture des traducteurs, notamment dans le domaine du doublage.
Vous avez travaillé avec les comédiens français qui ont doublé les plus grands acteurs américains. Alliez-vous souvent en studio pour travailler avec eux ?
Lorsque j'ai commencé à écrire pour le doublage, on me recommandait vivement d'assister aux enregistrements pour comprendre les difficultés auxquelles les comédiens étaient confrontés. Voir comment mes textes étaient interprétés et enregistrés a grandement contribué à ma formation. J'ai ainsi réalisé que certaines choses a priori possibles sur la bande rythmo s’avéraient injouables devant l’écran. Cela m'a permis de réorienter ma façon d'écrire. Sur les plateaux, nous échangions beaucoup sur le travail. Personnellement, j'appréciais cet aspect artisanal qui permettait d’apprendre de ses erreurs.
À l'époque, nous avions aussi notre mot à dire sur le casting des comédiens français. Lors des essais, nous étions conviés pour donner notre avis sur une voix ou sur la qualité de jeu des comédiens. Mais tout cela fait partie du passé. Tout cet aspect amusant du métier a peu à peu disparu. Nous ne sommes désormais plus invités sur les plateaux d’enregistrement. Nous avons moins d'influence, c'est certain. L'auteur a été remis à sa place : il fournit son texte, le vérifie avec les clients, et c'est à peu près tout… La question de la rentabilité a conduit à cette évolution. Aujourd’hui, tout doit aller plus vite, les délais deviennent plus courts. Il n’est plus possible d’interrompre l’enregistrement pour discuter du choix d'un mot ou d’un autre.
Selon vous, pourquoi le métier d’adaptateur est-il si peu valorisé ?
Pendant de nombreuses années, le métier de traducteur audiovisuel est resté relativement confidentiel. À l’adolescence, quand je me passionnais pour le cinéma et, en particulier pour le ciné-club d’Antenne 2 – que mes parents me laissaient regarder tard le soir – on voyait toujours les mêmes noms au générique ! Par exemple, Anne et Georges Dutter, Robert Louit ou Bernard Eisenschitz faisaient partie des incontournables. C'était un métier de niche, peu valorisé et méconnu. Au début de ma carrière, il y avait seulement une vingtaine de personnes qui en vivaient réellement. La plupart exerçaient une autre activité professionnelle que la traduction audiovisuelle : certains officiaient également comme traducteurs littéraires, d’autres venaient du milieu du cinéma. Ensuite, l’arrivée des nombreuses chaînes du câble et des plateformes a développé la demande et aussi contribué à la baisse du niveau de rémunération. Tandis que la création de filières universitaires dédiées à nos métiers a augmenté le nombre de professionnels qui arrivent sur le marché à chaque nouvelle promotion. Aujourd’hui, le métier commence à être mieux connu car un plus grand nombre de personnes l’exerce. Mais cela reste un métier de l’ombre et il a fallu se battre pour que nos noms soient mentionnés à la fin du générique.
Aujourd’hui, votre travail a été distingué par un Prix ATAA. Qu’avez-vous apprécié lors de la cérémonie et de la soirée ?
C'était très plaisant de discuter avec la jeune génération qui possède une perspective différente de la nôtre sur le métier. Je pense qu'ils ont dû se battre plus dur que nous pour se lancer. D’autant qu’ils n'ont jamais connu les tarifs pratiqués à nos débuts. Pour eux, c'est complètement inimaginable. Les jeunes adaptateurs sont déterminés à défendre leurs droits. C'est génial de les voir si motivés, car ce métier a besoin d'être défendu !