Quel bilan tirez-vous de votre activité de jurée ?
Être jurée s’avère une position intéressante, mais pas si facile. Il a fallu prendre la posture d’un spectateur à la fois initié et objectif sans tomber dans l’exercice de simulation. Si les quatre séries finalistes se sont presque imposées d’elles-mêmes, il a été bien plus difficile de les départager : chaque adaptation excellait ; ce qui nous a obligées à entrer dans le détail de chaque réplique, chaque trouvaille — et c’est là que l’exercice devient passionnant. Cela a donné lieu à de longs débats et chacune, avec sa sensibilité, ses habitudes, son expérience, apportait une lecture différente. Tous ces échanges m’ont permis de réfléchir à mes propres pratiques, à ce qui fait ou non un bon sous-titrage… À ce qui marche et ce qui marche moins bien.
Concernant la série Ted Lasso, j’ai aimé observer l’expertise des jurées coutumières des comédies. Personnellement, j’ai très peu travaillé sur ce genre de programmes… Leur approche pour traduire l’humour s’est révélée différente de celle des adaptatrices familières des séries historiques. Néanmoins, quel que soit le registre, notre mission consiste à faire découvrir et transmettre la culture source au public cible. Quand il s’agit d’une diffusion grand public, il faut que les références soient immédiates. C’est une question de dosage et notre rôle comprend aussi de savoir où placer le curseur.
En tant que traductrice de deux langues rares, le turc et le persan, vous êtes particulièrement impactée par les traductions relais.
En effet, il y a encore énormément de traductions relais pour les séries. C’est aussi le cas pour les documentaires et parfois même pour les films qui sortent au cinéma ou sont diffusés lors de festivals. En doublage, le phénomène est encore plus vrai qu’en sous-titrage. Les producteurs ou distributeurs – souvent par méconnaissance de notre métier et de nos pratiques – pensent que traduire depuis l’anglais est « suffisant ». Ils ne s’imaginent pas combien traduire depuis une langue relais génère une perte d’informations culturelles et contextuelles essentielles. Heureusement, certains sont sensibilisés à l’importance d’une adaptation de qualité et recrutent des traducteurs et adaptateurs professionnels traduisant depuis la langue source. Nous arrivons aussi souvent en bout de chaîne, quand il n’y a plus beaucoup de délais (ni de budget !) et, trop souvent, l’adaptation est une étape négligée. Il faut donc beaucoup se battre pour démontrer les limites de la traduction relais et l’importance du rôle de l’adaptation dans la diffusion et la réception des œuvres audiovisuelles. Cette fonction d'éducation fait partie du métier : nous devons réexpliquer nos méthodes de travail et réexpliquer pourquoi nous avons besoin de l'image et du script VO – et pas simplement d’une version anglaise – pour réaliser une adaptation de qualité.
Par ailleurs, nous souffrons d’une position un peu marginale. Lorsque j’adapte un film pour un festival, j'essaie toujours de suivre son parcours, de savoir s’il est sélectionné par d’autres festivals, s'il sort en salle, s’il remporte des Prix.... Quand les films sont récompensés, il m’arrive d’envoyer un message de félicitations à la production. Souvent, le distributeur ou le producteur est agréablement surpris que je m’intéresse au devenir de leur film. Pourtant, je considère que les adaptateurs font aussi partie de l'équipe — d’ailleurs, contrairement à l’image bien ancrée du traducteur solitaire et isolé, une adaptation est souvent le fruit de nombreux échanges avec le réalisateur, les producteurs, le relecteur… c’est ce qui rend notre métier aussi passionnant… et humain !
Comment évaluez-vous la menace de l’intelligence artificielle pour la traduction de langues rares ?
Je n’ai pas testé personnellement les capacités de l’intelligence artificielle, mais il m’est arrivé de relire et de corriger des rushs pour un documentaire en turc traduits automatiquement. La production avait eu recours à l’IA pour gagner du temps en pré-production. Cette traduction devait servir à la réalisation du montage du film. Seulement, c’était catastrophique ! Les monteurs ne comprenaient absolument rien (d’autant qu’en turc, la langue orale diffère parfois grandement de l’écrit, outre le fait que l’intelligence artificielle a tendance à tout traduire sans comprendre le fond…). Il a donc fallu tout reprendre. Dans un sens, cette expérience m’a rassurée, même si j’ai conscience que la machine fait des progrès rapides. Surtout concernant l’anglais, comparativement aux langues rares. Malheureusement, les clients ne misent pas tous sur la qualité. C’est pourquoi il faut que nous mettions en avant ce que nous apportons : nous ne traduisons pas que des mots, nous construisons des ponts entre les cultures, et nos connaissances linguistiques et extra-linguistiques, ainsi que notre sensibilité et notre créativité sont les clés d’une adaptation de qualité.
Vous n’êtes ni turcophone, ni persanophone native. Comment êtes-vous venue à ces langues ?
J’ai toujours beaucoup aimé les langues. Initialement, j’ai étudié l’histoire de l’art, ce qui m’a amenée en Italie où j’ai appris l’italien. Langue dont je suis également traductrice. La suite de mes études en histoire de l’architecture m’a conduite en Turquie. Afin de réaliser des recherches sur place, j’ai décidé d’apprendre le turc. Je me suis tout simplement passionnée pour cette culture, et pour cette langue très différente des langues indo-européennes. En rentrant en France, j’ai voulu approfondir mes connaissances et me suis inscrite à l'Inalco où j’ai suivi une Licence de turc, puis un Master de traduction. Grâce à l’option audiovisuelle créée par François-Xavier Durandy, j’ai découvert le sous-titrage pour lequel j’ai eu un immense coup de cœur. J’ai tout de suite aimé cette pratique qui fait le lien entre langue, culture et image. À la fin de mes études, j’ai effectué un stage dans une agence photo, où j’ai continué à travailler une petite année comme traductrice technique à mi-temps, ce qui m’a permis, en parallèle, de me lancer progressivement en indépendante.
Très vite et assez naturellement, j’ai cherché des projets en audiovisuel. J’ai commencé par des traductions de scénarios pour des sociétés de production turques, puis j’ai sous-titré quelques films à l’occasion de festivals et, de fil en aiguille, des documentaires, des séries et finalement du doublage auquel je me suis formée plus récemment.
Le persan est venu après : je l’ai appris (et j’apprends toujours !) « à la maison » et en traduisant des films et documentaires à quatre mains, avec mon compagnon persanophone/dariphone natif et, lui aussi, traducteur-interprète.
Je donne aussi des cours de sous-titrage aux étudiants du Master traduction audiovisuelle à Lille, ce qui me permet de transmettre ma passion pour notre métier et de réfléchir, là aussi, à ce qui fait un « bon sous-titrage ».
Crédit photos : Brett Walsh