Rencontre avec Isabelle Brulant

Lauréate du Prix de la traduction de documentaires audiovisuels 2024

Félicitations pour votre prix ATAA !

Si vous ne l’aviez pas remporté, comment auriez-vous réagi ?

Si je n’avais pas gagné le prix, j’aurais applaudi poliment [rires]. J’aurais évidemment été déçue mais pas surprise, car je ne m’attendais pas à gagner. Avec des thématiques ultrapointues sur le monde de la boxe ou l’univers de la haute couture, je n’imaginais pas rivaliser avec les autres finalistes [respectivement Stanislas Raguenet & Cristina Fernandez et Isabelle Sassier, ndlr]. Je pensais même que Lola [Wagner] aurait remporté le prix, car Food Factory s’avère un programme compliqué. Je trouve positif qu’un épisode de téléréalité ait remporté une mention spéciale – comme Delphine Piquet en 2019 avec une série sur le quotidien d’une équipe de mécaniciens – car c’est représentatif d’une réalité de notre métier. Cette récompense démontre qu’il ne faut pas confondre la thématique d’un documentaire avec la difficulté de traduction et la qualité du travail de l’adaptateur. Notre secteur d’activité valorise peu la téléréalité car c’est un genre populaire, au contenu pas toujours intéressant. Pourtant, ces programmes très bavards peuvent nécessiter beaucoup de recherches et s’avérer très complexes à adapter. À l’inverse, un très beau documentaire animalier passera pour un programme prestige. Alors même qu’il s’agira d’une narration dotée de peu de mots, de quelques jolies phrases ponctuées de nombreux silences, et ne nécessitant que peu de recherches…

Cette échelle de valeur dans les programmes s’observe également au sein des professionnels de la traduction. Ceux qui font de la voice over sont dépréciés. Le doublage se situe tout en haut de la pyramide, au-dessus du sous-titrage, tandis que la voice over, perçue comme le travail d’adaptation le plus facile, est reléguée tout en bas de cette hiérarchie. Beaucoup dans le métier – DA, chargés de projets dans les labos, etc – refusent même les projets en voice over… Selon moi, il serait nécessaire d’entreprendre une revalorisation du documentaire. Par chance, Netflix a un peu changé la donne en nourrissant son catalogue de non-fiction. Précédemment, il n’y avait qu’Arte à s’illustrer véritablement dans ce domaine.

Lola Wagner (mention spéciale) et Isabelle Brulant

Pensez-vous qu’il soit courageux de concourir au Prix de l’ATAA avec un programme de téléréalité ?

Il peut être difficile de postuler parce que nous ne nous sentons pas légitimes, et que nos programmes ne sont pas toujours intéressants. Nous n’osons pas… D’autant que ces projets sont souvent faiblement rémunérés. Nous avons peur d’être jugés pour avoir accepté de mauvaises conditions de rémunération et pour ne pas avoir respecté la charte éthique de l’ATAA. Et que dire des labos dont les grilles tarifaires restent basses et qui, de fait ne nous respectent pas ? Nous n’avons aucune envie de les mettre en lumière lors de la cérémonie des Prix de l’ATAA !

Pourquoi ne traduisez-vous pas de fiction ?

Dans ma carrière, la seule traduction de fiction que j’ai réalisée était pour Dubbing Brothers dans le cadre du festival Séries Mania organisé chaque année à Lille. J’ai beaucoup aimé cet exercice, mais je reconnais que je n’aimerais pas m’y consacrer à temps plein. La fiction nécessite un engagement important sur plusieurs saisons, or j’ai besoin d’oxygéner mon cerveau en diversifiant les contenus. J’ai du mal à m’investir sur un unique sujet longtemps : même pour une série documentaire de huit épisodes consacrée aux expériences scientifiques nazies (bombes, virus, etc), je me suis lassée au bout de la quatrième partie. Que les documentaires historiques soient bavards et truffés de données y a également contribué... Mais, sauf exception, la traduction exclusive de documentaires me permet d’alterner les thématiques toutes les semaines : c’est génial ! Quand je suis fatiguée intellectuellement, je traduis une docufiction criminelle. Cela me donne la sensation de mener moi-même l’enquête. Ce type de programme réclame également des recherches mais pour des raisons différentes. Au montage, on perd souvent de l’information. Je pense en effet qu’il y a beaucoup de rushes, et que le contenu est synthétisé au maximum pour tenir en 44 minutes. Cela peut faire perdre la logique des raisonnements. Il m’est arrivé de vérifier sur Google Maps comment s’agençaient les lieux d’un meurtre pour en comprendre le déroulement ; ou encore de rechercher des articles de presse pour saisir l’incidence de certaines pièces à conviction. Dans tous les cas, je veille à retrouver le sens, à relier les informations, à gommer l’impression que le narrateur passe du coq à l’âne et à restituer la logique des déductions policières.

Avec les jurées Mélanie Bréda et Marine Héligon

Lors de la cérémonie, vous avez salué le travail de votre relectrice Agnès El Kaïm pour le documentaire Pétrole, un lobby tout-puissant. Est-ce habituel que les labos vous proposent ce genre de collaboration ?

Lorsque j’ai commencé ma carrière, les labos faisaient des retours sur notre travail. Par la suite, les restrictions budgétaires n’ont plus permis cette relecture. Nos traductions arrivent désormais directement entre les mains des DA. Certains prennent le temps de faire des retours, mais cela n’a rien de systématique. Avec mon amie Carole Remy, nous prenons sur notre temps personnel pour relire mutuellement certains de nos programmes. Notamment, ceux présentant les plus gros enjeux. Ces simulations s’avèrent d’autant plus utiles qu’elles donnent l’opportunité d’appréhender les méthodes de travail de nos confrères et consœurs. Comme cela a été le cas avec Claudia Faes que j’ai connue lorsque j’ai traduit un programme complexe sur la Station spatiale internationale. Le labo lui avait confié la relecture de mes sous-titres. J’avoue que ça m’a mis une pression supplémentaire car Claudia était la lauréate en titre du prix de la traduction de documentaires audiovisuels. Ses retours ont été d’une qualité tellement supérieure à tout ce que j’avais déjà vu ! Bien que n’étant pas spécialiste de la question, ses remarques étaient ultra précises. Claudia avait réalisé de nombreuses recherches et m’a suggéré de très bonnes idées. Par ailleurs, j’ai été impressionnée par sa maîtrise technique du logiciel de sous-titrage qui était nouveau pour moi. Elle m’a énormément aidée sur ses fonctionnalités. Je me suis sentie en sécurité : en cas de souci, je savais qu’elle aurait la solution. Lors de cette collaboration, j’ai réalisé que Claudia était une pointure dans notre métier. Il faudrait que je me penche davantage sur son travail…

Maintenant que vous êtes, vous aussi, publiquement reconnue par vos pairs, comment allez-vous le communiquer ?

Beaucoup de confrères et consœurs m’ont recommandé de capitaliser sur ce moment et de mentionner le prix dans la signature de mes emails. Pour le moment, j’ai seulement posté un message sur LinkedIn. Mais il faudrait que je saisisse cette occasion pour relancer des prospects ou des clients. Seulement, il est toujours compliqué de démarcher sans être capable d’absorber immédiatement de nouveaux projets. Dans nos métiers, les clients attendent souvent que nous soyons disponibles tout de suite. C’est un équilibre difficile à trouver…

Crédit photo : Brett Walsh

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