Les benshi et le cinéma parlant au Japon
Les premiers films sonores présentés en Asie orientale étaient accompagnés par des benshi. En 1931, un visiteur étranger décrit ainsi ce qui se passe à l’époque dans les cinémas :
« Les benshi sont toujours aussi indispensables ; seulement, en ce qui concerne le “parlant”, ils doivent intercaler leurs paroles au sein d’un méli-mélo exaspérant de dialogues mécaniques en langue étrangère et de bruitages, tâche qui ne peut rendre que grotesque toute la bataille qui s’ensuit (car c’est bien une bataille). L’association du film muet et du benshi était une combinaison magnifiquement adaptée aux besoins et au tempérament des Japonais. Avec l’avènement du cinéma sonore, le manque d’attrait des films américains a menacé un temps de devenir aussi considérable que l’avait été jadis leur popularité. Mais cette impression n’avait rien à voir avec la naissance d’un sentiment antiaméricain. Au contraire, il s’agissait de la réaction toute simple d’un public contrarié par l’incapacité de comprendre quelque chose qui, auparavant, lui avait procuré un plaisir authentique1. »
Un ingénieur du son hollywoodien de passage s’exprime en termes plus hostiles, et avec une arrogance assurée, après avoir regardé un benshi hurler son interprétation pendant une projection du Réprouvé (Redskin, Victor Schertzinger, 1928) : « Cela donnait l’impression d’un combat entre le benshi et l’ERPI [le système sonore de General Electric]. […] [Le benshi] était de plus en plus en colère, selon le directeur du cinéma qui, un jour, a expliqué que si nous n’étions pas de son côté, le benshi pourrait déclencher une grève générale2. » Il semble que les spectateurs japonais aient, eux aussi, partagé l’exaspération des benshi traducteurs. La description que fait Takahiro Tachibana de la même scène mérite une longue citation :
« [Le benshi] détaille les passages ardus d’une intrigue compliquée, rappelle aux spectateurs les scènes précédentes et, plus généralement, explique qui est qui et le pourquoi du comment à ceux pour lesquels toutes ces choses n’ont rien d’évident. En outre, dans les moments les plus dramatiques d’une histoire, il incarne les personnages de l’écran et interprète successivement, avec tout le savoir-faire du ventriloque, le méchant meurtrier, la mère en pleurs et l’enfant terrorisé. Pour les films étrangers, il accomplit toutes ces tâches avec un talent identique ; il va même jusqu’à traduire les textes imprimés, de sorte que les difficultés de la langue ne présentent jamais de problèmes insurmontables. Avec l’arrivée des films parlants étrangers, il tente de perpétuer son art dans ce qu’il a de meilleur, avec des résultats qui sont peut-être plus faciles à imaginer qu’à décrire. Les malheureuses oreilles du spectateur sont assaillies, d’un côté, par les accents criards d’une langue étrangère et, de l’autre, par les explications du benshi qui, avec une perpétuelle bravoure, fait de son mieux. De ce combat de l’Homme contre la Machine jaillit un tohu-bohu, ou encore, comme me le décrivait un ami étranger en parodiant M. Kipling : “Le benshi braille / Mais le parlant hurle / jusqu’à ce que le benshi défaille3.” Ainsi comprend-on que le benshi, grand atout des films étrangers muets, ne l’est guère du cinéma parlant4. »
Ces sentiments sont probablement partagés par les spectateurs. Les benshi s’efforcent de résoudre le problème de plusieurs manières. Ils attendent que des pauses apparaissent dans la bande-son pour prononcer leurs traductions et leurs explications. Certains benshi ont recours à ce qu’on a fini par appeler kirisetsu, ou « inserts explicatifs » : afin d’intercaler un fragment de traduction, ils font signe au projectionniste de baisser ou de couper le son du film. D’autres ont, semble-t-il, assez d’autorité pour faire installer sur leur pupitre des boutons de contrôle du volume sonore. En 1934, ils se mettent même à utiliser des microphones pour faire jeu égal avec l’amplification électronique des bandes-son5.
Là où a cours la pratique des benshi dans d’autres régions du Sud-Est asiatique, en particulier dans les colonies japonaises de Corée et de Taïwan, la traduction est réalisée de la même manière aléatoire. On en trouve une charmante reconstitution dans Duo-sang (1994) du cinéaste taïwanais Wu Nien-Jen6. Au cours d’une scène se déroulant dans un cinéma de Taïwan, un benshi parlant chinois traduit les dialogues japonais d’un film, auxquels il ajoute des apartés publicitaires, et s’adresse parfois directement à certains spectateurs. L’action de ce film se situe immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, signe que ce mode de traduction représentait alors un vestige économique de la période de l’avènement du parlant.
Cet exemple des années 1940 est exceptionnel. Malgré la prédiction de Tachibana, selon laquelle le benshi allait perpétuellement jouer le rôle du traducteur, les distributeurs japonais imitent leurs homologues étrangers et se mettent aussitôt à adopter de nouvelles stratégies de traduction. Alors que les films parlants sont démolis par les critiques et que leur viabilité économique est encore loin d’être certaine, certains circuits de salles congédient déjà tous leurs benshi. D’autres assurent leurs arrières en organisant des séances avec sous-titres, ou titres projetés à côté de l’écran, puis en proposant à nouveau le même film avec un benshi. De nombreux commentateurs se sentent tiraillés. Fuyuhiko Kitagawa rapporte la petite expérience qu’il a faite en allant voir La Tragédie de la mine (Kameradschaft, G. W. Pabst, 1931) deux fois dans la même journée, la première fois avec un benshi, la seconde avec des titres latéraux. Même s’il a été contrarié par la cacophonie résultant de la compétition entre le benshi et la bande-son, il estime que le benshi lui a permis de découvrir des aspects du film que ne lui avait pas révélés la version titrée (il reconnaît toutefois être incapable de savoir si ces informations ont été traduites à partir du scénario ou si elles provenaient tout simplement de l’imagination féconde du benshi)7.
À la fin de 1929, le célèbre benshi Suisei Matsui prédit que les deux années à venir seront rudes et décisives et appelle à une bataille totale contre la transition vers le parlant. Selon lui, si les benshi ne livrent pas cette bataille, ils ne travailleront plus que pour les films parlants étrangers8. À ses yeux, tout l’intérêt du cinéma parlant étranger vient des setsumei [boniments] du benshi. Dans son combat pour la survie de son métier, Matsui a écrit de nombreux articles et entrepris des actions auprès du grand public afin de former des jeunes au nouveau rôle de « benshi de films parlants étrangers9».
Matsui ne se trompe pas quand il s’attend à ce que l’année 1931 soit rude, mais il est loin de se douter que la menace viendra d’un autre secteur. Au début de cette année-là, le quotidien Tokyo Asahi s’interroge dans un gros titre : « Que va devenir le monde du cinéma à l’automne prochain10 ? ». Le journal révèle que la plupart des films étrangers seront désormais distribués en version japonaise, sous une forme ou une autre. Tandis qu’Obei (société distribuant les films RKO et Pathé), Warner et Universal restent attachés aux versions intertitrées, Paramount, MGM et United Artists font grand bruit au sujet d’un nouveau procédé de titrage grâce auquel le texte apparaît en surimpression sur l’image. Universal et Fox vont même jusqu’à annoncer l’emploi de sous-titres bilingues, afin que les personnes apprenant l’anglais puissent mieux se servir des films pour pratiquer cette langue11. Un journal tokyoïte rapporte que la réduction du nombre de benshi dans les grands cinémas de Tokyo a des répercussions dans tout le secteur de l’exploitation12. Les benshi au chômage s’installent à la campagne, où l’on continue de préférer leurs compétences verbales comme mode de traduction. Mais les cinémas ruraux lorgnent les succès des salles urbaines et passent commande des nouveaux projecteurs à mesure qu’apparaît un éventail de méthodes de traduction. À peu près à la même époque, Variety, la revue professionnelle d’Hollywood, fait la constatation suivante : « Les directeurs de firmes étrangères […] sont tous parvenus à des conclusions différentes quant à la solution à trouver pour ce qui est actuellement la grande interrogation de la profession. La plupart sont indécis et hésitants car ils se demandent si les possibilités offertes par les marchés étrangers en valent la peine13. »
Pendant ce temps en Europe, les distributeurs présentent Le Chanteur de jazz (The Jazz Singer, Alan Crosland, 1927) avec un second écran placé à droite de l’écran principal, sur lequel sont projetées, à l’aide d’une lanterne magique, des diapositives comportant le texte traduit. Les Européens se livrent rapidement à d’autres expérimentations, tout particulièrement le sous-titrage que préfigure cette stratégie. Néanmoins, la lanterne magique deviendra, pendant plusieurs années, une méthode courante dans certaines régions du monde, comme la Chine14. Étonnamment, à leur retour au pays, c’est de la méthode chinoise que parlent les Japonais ayant visité le continent. Peu après, M. MacIntyre, le directeur américain de Paramount à Tokyo, se rend à Shanghaï pour y acquérir une lanterne magique chinoise. Trouvant l’appareil mal construit et totalement malcommode, il entreprend, avec l’aide d’un de ses employés, de la démonter et d’en comprendre le fonctionnement. Paramount se met ensuite à exporter ces appareils en Chine15. La firme vend aussi ces machines aux salles de tout le Japon, y compris à celles qui ne sont pas équipées en cinéma sonore. MacIntyre déclare à un journaliste : « Dans les salles où elles ne servent pas à projeter des intertitres pour menacer les benshi, ce sont de parfaits outils publicitaires pour afficher des réclames dans les halls des cinémas16. » Ces side-titles (titres latéraux), comme on finit par les appeler, sont bientôt éclipsés par d’autres méthodes. Les spectateurs trouvent l’image du titre insuffisamment lumineuse et rechignent à devoir passer constamment d’un écran à l’autre.
Une variante de cette méthode consiste à insérer, à intervalles réguliers, des intertitres à la manière du muet afin d’expliquer l’intrigue du film. Le premier exemple de cet usage au Japon est L’Affaire Donovan (The Donovan Affair, 1929) de Frank Capra, annoncé comme le premier « parlant japonais avec intertitres » (hobun jimaku sonyu tokii) lors de sa sortie en septembre 1929. Le cinéma Shochikuza de Tokyo édite une brochure pour tenter de convaincre son public que cette nouvelle technique de traduction est la réponse au problème des langues : « Cette adaptation en huit bobines d’une pièce de théâtre […] est un film sonore d’un grand intérêt par la manière dont il révolutionne le cinéma parlant, rudimentaire et difficile à comprendre, grâce à des intertitres japonais présents tout au long du film17. » Cependant, le fait que, de temps à autre, ce cinéma coupe le son du film, fait appel à un benshi et projette l’œuvre de Capra comme un film muet trahit la faiblesse de cette conviction.
Peu de temps après, Warner adopte cette méthode pour le marché japonais, en la dénommant « Version X » (X-Version, appellation délicieuse aux origines obscures), et l’utilise jusqu’au début des années 193018. Musei Tokugawa, l’un des benshi les plus appréciés et fougueux rebelle contre l’« invasion » du film sonore, suscite la controverse quand il passe dans l’autre camp après avoir accepté l’invitation de MGM à réaliser les traductions de ses propres Versions X19. Sa première tentative, qui concerne Anna Christie (Clarence Brown, 1930, version anglaise ; 1931, version allemande), avec Greta Garbo, est sévèrement critiquée à sa sortie. Il n’est pas venu à l’esprit de ses détracteurs de se demander si Tokugawa est un bon traducteur ; ils trouvent plutôt que celui-ci gâche les films en donnant à la traduction un côté « benshi ». Ils entendent par là que les intertitres sont rédigés dans une langue inutilement sophistiquée20. Certains cinémas japonais proposent ce qu’ils appellent des « parlants en version étrangère » (gaiko kuban tokii), pour lesquels sont insérés des intertitres en japonais dans les scènes très dialoguées ; le reste du film est projeté sans son, mais avec un accompagnement musical et/ou un benshi21. Face à l’existence de tant de variantes, on peut affirmer que la Version X constitue la véritable méthode intermédiaire entre le cinéma muet et le cinéma parlant.
Extrait du livre paru sous le nom d’Abé Mark Nornes, Cinema Babel: Translating Global Cinema, chapitre 4, « Babel – The Sequel : The Talkies », Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007, p. 132-137 et 261-262. © 2007, The Regents of the University of Minnesota.
Nous remercions l’auteur et les éditions University of Minnesota Press de nous avoir autorisés à publier une version française de cet extrait. Nous remercions également Markus Nornes de nous avoir fourni des compléments d’information, ainsi que les illustrations et leurs légendes. Ces images sont libres de droit et ne figurent pas dans l’édition originale de cet extrait dont le titre français a été choisi par la rédaction de L’Écran traduit. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Cornu.
L'auteur
Universitaire et traducteur, Markus Nornes est professeur en études cinématographiques asiatiques à l’Université du Michigan, à Ann Arbor (États-Unis). Spécialiste du cinéma asiatique, en particulier japonais, et de la traduction cinématographique, il a publié plusieurs ouvrages consacrés notamment au cinéma documentaire japonais et à la traduction des films japonais.